Au forum de Davos : portables, réseaux sociaux et détresse de la jeunesse
Roger Gil. Billet éthique; 26 janvier 2025
Le Forum économique mondial de Davos[1] souhaite « aider au discernement d’opportunités uniques pour contribuer au développement durable, relever les défis mondiaux, accéder à des connaissances spécialisées et forger des partenariats stratégiques ». Mais en dehors de grandes organisations, le Forum accueille aussi des personnes qui souhaitent contribuer à créer un « avenir meilleur » et qui ont « la volonté et l’influence nécessaire pour apporter un changement positif »[2]. Parmi les communications nombreuses entendues à ce forum et en dehors des prises de parole des grands de ce monde ou de personnages illustres voire illustrissimes, il peut être utile, en cette année où la santé mentale a été déclarée en France « Grande cause nationale 2025 »[3], de s’arrêter quelques instants sur l’intervention de Jonathan Haidt, psychologue et professeur de leadership éthique à l’Université de New York.
L’évolution de la courbe du bonheur tout au long de la vie et le désarroi de la jeunesse
Le constat initiateur part des recherches sur le bien-être effectuées dans de nombreux pays du monde. Elles montraient qu’au cours de la vie, la courbe du bonheur « était en forme de U » : plus élevé au début de l’âge adulte (qualifié de jeunesse, avec un pic vers 30 ans), déclinant à l’âge mûr (la crise de la quarantaine, avec le pic le plus bas vers 50 ans) pour augmenter ensuite plus tard (après 70 ans) dans la vie[4]. La courbe du mal-être a une disposition inverse, « en bosse », culminant à l’âge mûr. Or depuis quelques années, la courbe en bosse du mal-être a été remplacée par une ligne graphique décroissant progressivement avec l’âge : ainsi le mal-être s’atténue en avançant en âge ce qui indique tout à la fois que les jeunes, aujourd’hui, sont plus malheureux et par rapport aux générations précédentes, et par rapport aux personnes plus âgées. Parallèlement, la courbe en U du bonheur se transforme en une ligne graphique croissant progressivement avec l’âge : c’est en s’éloignant de la jeunesse, donc en avançant en âge que l’on devient plus heureux. Ces constatations ont été homogènes dans plusieurs pays anglophones et ont montré une augmentation de la fréquence de l’anxiété, de la dépression, de l’automutilation et des suicides des jeunes[5].
L’évolution croissante, de décennie en décennie, d’une enfance basée sur le jeu à une enfance « numérique » basée sur le téléphone et les réseaux sociaux
Dans la lignée du best-seller qu’il a publié aux USA (The anxious génération[6]) Haidt montre combien les enfants ont besoin de jouer et d’explorer le monde de manière indépendante. Or c’est selon lui dans la décennie 80 que l’enfance basée sur le jeu a commencé à décliner, ce qui a été aggravé à partir des années 2010 par le surgissement progressif d’une enfance basée sur le téléphone devenu smartphone, dont l’utilisation croissante a entraîné, manque de sommeil, solitude, contagion sociale, passage du monde réel à un monde virtuel, dépendance[7] entraînant une addiction numérique. Il déclare « Nous avons surprotégé les enfants dans le monde réel et nous les avons sous protégés en ligne ». La fréquentation des amis « en présentiel » a été remplacée par les explorations « de la toile » sur smartphone réalisées dans la solitude, ces activités contaminant aussi les établissements scolaires et envahissant les pauses récréatives. Les réseaux sociaux ont remplacé les relations sociales réelles avec des amis certes en nombre restreint, mais incarnés, avec des interactions sociales riches. Au fond, le confinement et la distanciation sociale imposés pendant la pandémie ont trouvé nombre de jeunes pratiquant déjà l’isolement social au profit du smartphone.
Comment agir : les propositions de Joathan Haidt pour « restaurer l’enfance »
Haidt pense néanmoins que rien n’est encore perdu à condition que les parents « passent à l’action » et il propose quatre nouvelles règles de vie.
– Ne pas donner de smartphone avant l’âge de 14 ans en leur concédant un téléphone permettant seulement de téléphoner et de faire des SMS ? En somme, un « vrai téléphone ».
– Ne pas permettre l’utilisation des réseaux sociaux avant l’âge de 16 ans : les réseaux sociaux exposent à des rencontres inquiétantes, au harcèlement et concentrent de manière massive, les activités de l’enfant.
– Interdire tous les téléphones dans les établissements scolaires, à partir du moment où on y entre jusqu’au moment où l’on en sort ;
– Donner aux enfants plus d’indépendance, de jeu libre, de responsabilité dans le monde réel. Remplacer le temps passé devant un écran par des expériences du monde réel impliquant des amis et des activités indépendantes, afin que les limites imposées aux appareils ne soient pas ressenties comme une privation, mais comme l’ouverture d’un monde d’opportunités[8]. L’ambition de Haidt est ainsi de « restaurer » l’enfance.
Les mesures déjà prises : louables mais parcellaires ?
Mais Haidt a conscience que de telles modifications comportementales peuvent difficilement concerner des enfants qui, à la demande des parents, seraient l’objet de mesures qui les distingueraient des autres enfants de la classe ou de l’établissement scolaire. Ces nouvelles règles de vie devraient engager, certes les parents, mais aussi les enseignants, les établissements scolaires, les autorités académiques, le ministère de l’Éducation nationale et elles appellent à une prise de conscience de la nécessité d’agir de la part de la société tout entière. Certes des expériences pilotes se mettent en place. Ainsi au Royaume-Uni, 150 000 parents participent à un mouvement intitulé « Enfance sans smartphone[9] », créé en février 2024: 80 000 enfants ont signé des pactes parentaux pour retarder jusqu’à 14 ans ; des centaines d’écoles ont écarté les smartphones, un soutien est offert aux fabricants développant des téléphones « alternatifs » plus protecteurs. Cette initiative essaime vers d’autres pays dont, encore timidement vers la France[10], en utilisant un groupe de discussion sur WhatsApp; L’Australie va interdire aux enfants de moins de 16 ans d’utiliser les réseaux sociaux, après que son parlement ait approuvé les lois les plus strictes du monde[11]. L’Australie du Sud avait déjà interdit les téléphones portables dans les écoles publiques et le gouvernement a indiqué qu’en un an, il y a eu une baisse de 54 % des problèmes de comportement, de 44 % des problèmes de compliance et de 10 % des incidents violents. Aux Etats-Unis la gouverneure de l’Arkansas a suivi cet exemple et en un an a constaté » une baisse de 51 % des délits liés à la drogue, une baisse de 57 % des agressions verbales et physiques parmi nos élèves et une augmentation massive de la participation globale des élèves en classe »[12]. En France, la loi du 3 août 2018[13] a interdit le téléphone portable dans l’enceinte des écoles et des collèges « pour améliorer le climat scolaire et les apprentissages »[14]. Cependant, la loi n’impose pas de collaboration explicite avec les parents, même si certaines écoles et certains collèges ont organisé des réunions d’information, ont proposé des chartes de co-éducation, tandis que des associations de parents d’élèves ont mené des actions de sensibilisation. En outre, la France a promulgué le 7 juillet 2023 une loi visant à instaurer une majorité numérique à 15 ans pour « protéger les enfants des réseaux sociaux en veillant à ce que les plateformes mettent en place une solution technique lors de leur inscription ainsi que de mieux prévenir et poursuivre les délits en ligne, comme le cyberharcèlement » et « la haine en ligne »[15]. Or une enquête a révélé que 63 % des jeunes de moins de 13 ans étaient titulaires d’au moins un compte sur un réseau social théoriquement interdit[16], en utilisant par exemple le VPN tandis que plus de 80 % des parents ont à cette occasion, déclaré ne pas savoir exactement ce que leurs enfants faisaient en ligne[17].
Obstacles à l’efficacité des mesures contraignantes
Toutes ces mesures contraignantes, qu’elles procèdent de l’autorité parentale ou des gouvernements sont fondées sur de bonnes intentions. Mais en fait elles se heurtent à de nombreux obstacles. La proposition de Haidt au forum de Davos est bien d’interdire les smartphones jusqu’à l’âge de 14 ans et les réseaux sociaux jusqu’à l’âge de 16 ans pour tous les jeunes, pendant et en dehors du temps scolaire. Mais la mise en œuvre de ces mesures impliquerait une cohésion totale entre les parents, les établissements scolaires, les gouvernements. Comment vérifier l’observance de ces mesures par les jeunes alors qu’elles peuvent être contournées de tant de manières, que les méthodes de surveillance sont illusoires et que les sanctions sont peu efficaces. Comment faire alors dans le climat sociétal actuel pour les jeunes soient réellement associés à ces mesures et y adhèrent. Est-ce possible cependant que cette adhésion soit étendue à la majorité des jeunes ? En Australie où le téléphone portable est interdit dans tous les établissements publics d’enseignement, les réactions des jeunes et notamment des adolescents et des étudiants sont contrastées. Certaines sont certes favorables. D’autres émettent des doutes : certes on ne peut plus prendre des photos et les publier, mais cela réduit-il réellement le harcèlement et même le cyberharcèlement voire la cyberintimidation? N’est-il pas possible chez soi d’utiliser quand même les réseaux sociaux ? Des chercheurs universitaires australiens pointent l’importance du téléphone comme outil universel de communication et de lien social : dès lors en suivant Haidt, ne faudrait-il pas restreindre l’utilisation aux seuls smartphones, ce qui représenterait un compromis éthique ?[18]
Ultimes remarques : jeunesse et âge mûr. Le numérique : besoin nouveau ou remède à la perte de sens de la vie.
Finalement tous ces constats, toutes ces propositions ne sont-ils pas palliatifs et ne montrent-ils pas les nouvelles relations qui se sont instaurées entre les jeunes et les adultes. Remarquer l’utilisation des smartphones et, avec les réseaux sociaux, l’immersion des jeunes dans une virtualité numérique met en évidence sans doute une relation de cause à effet. Mais pourquoi ce monde numérique est-il devenu si attractif qu’il puisse non pas se suffire d’accompagner positivement le monde réel, mais aussi conduire à se détourner de lui ? On peut difficilement croire qu’il a suffi aux industriels des technologies numériques de proposer de l’offre pour créer de la demande. Oserait-on dire que nombre de jeunes se détournent du monde réel parce qu’il ne répond pas à leurs besoins, à leurs désirs, à leurs attentes ? Le constat le plus pathétique est que la santé mentale des jeunes suit une évolution inquiétante. Elle appelle, en dehors de courants philosophiques encombrants et destructeurs, à une large réflexion sociétale, des jeunes aux anciens, sur le sens même de la vie dans une postmodernité technologiquement puissante, inondée par les vagues numériques, par les prouesses inquiétantes d’intelligence artificielle, par les évolutions sociétales, mais qui devient morose et hagarde.
[1] Du 20 au 24 janvier 2025, plus de 2500 participants issus du monde économique, politique, universitaire et culturel se sont croisés à la rencontre annuelle (la 55e) du World Economic Forum à Davos. Entre 200 et 300 d’entre eux jouissent d’une protection en vertu du droit international (chefs d’État ou de gouvernement, ministres ou représentants de haut rang d’organisations internationales, par ex.). Plus de 400 journalistes ont couvert l’événement pour le compte de médias tant suisses qu’étrangers.
https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/on-en-parle/wef.html
[2] https://www.weforum.org/join-us/organizations/
[3] https://www.info.gouv.fr/actualite/la-sante-mentale-grande-cause-nationale-2025
[4]https://www.scientificamerican.com/article/young-adulthood-is-no-longer-one-of-lifes-happiest-times/
« Ce résultat a été reproduit dans145 pays, dont 109 pays en développement, en tenant compte de l’éducation et de la situation matrimoniale et de la population active, entre autres, sur des échantillons de personnes de moins de 70 ans. Il s’est vérifié pour des données remontant jusqu’en 1973 ». La question posée était : « En général, à quel point, êtes-vous satisfait de votre vie » ? Voir aussi David G. Blanchflower, « Is Happiness U-Shaped Everywhere? Age and Subjective Well-Being in 145 Countries », Journal of Population Economics 34, no 2 (1 avril 2021): 575‑624, https://doi.org/10.1007/s00148-020-00797-z.
[5] Jonathan Haidt. La génération anxieuse ; actuellement traduit en langue française ; éditions les Arènes, 2025.
[6] https://www.anxiousgeneration.com/book
[7] « Le nombre d’enfants qui disent passer presque tout leur temps sur YouTube, TikTok, Snapchat, Instagram et Facebook est en augmentation… Le problème est que ces plateformes sont conçues intentionnellement avec des constructions cognitives pour favoriser l’engagement, l’utilisation et l’usage répétitif, voire compulsif…. Ces plateformes sont conçues intentionnellement et systématiquement, même lorsque les données montrent que le fait de faire des choses comme associer des vidéos courtes, avec des systèmes de recommandation, active plus fortement le système de motivation de récompense dans le cerveau, et elles sont conçues intentionnellement pour le faire afin de jouer sur différents mécanismes psychologiques du cerveau auxquels les enfants sont particulièrement vulnérables. Le résultat est une augmentation indéniable de la dépendance à Internet au fil du temps ». Nita Farahany et O. Everett, forum de Davos 2024. Podcast: https://www.weforum.org/podcasts/agenda-dialogues/episodes/davos-2024-how-to-prevent-an-anxious-generation/
[8]https://www.anxiousgeneration.com/
[9] https://smartphonefreechildhood.co.uk/about
[10] https://chat.whatsapp.com/L78KaviRQdz8gv4PlNjkzt
[11] https://www.bbc.com/news/articles/c89vjj0lxx9o
L’interdiction, qui n’entrera pas en vigueur avant au moins 12 mois (fin 2025), pourrait entraîner une amende pouvant aller jusqu’à 50 millions de dollars australiens (32,5 millions de dollars ; 25,7 millions de livres sterling) pour les entreprises technologiques si elles ne s’y conforment pas.
[12] https://www.weforum.org/stories/2025/01/jonathan-haidt-digital-technology-social-media-childhood//
[13]Loi n° 2018-698 du 3 août 2018 relative à l’encadrement de l’utilisation du téléphone portable dans les établissements d’enseignement scolaire. https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000037284333
[14] https://www.education.gouv.fr/interdiction-du-telephone-portable-dans-les-ecoles-et-les-colleges-et-pause-numerique-7334 . Le cadre juridique est ainsi décrit par le ministère : « L’utilisation du téléphone portable peut nuire gravement à la qualité d’écoute et de concentration nécessaire aux activités d’enseignement. Son usage est à l’origine d’une part importante des incivilités et des perturbations au sein des établissements. Les téléphones mobiles peuvent susciter la convoitise, le racket, le vol entre camarades.
En outre, leur utilisation dans l’enceinte des établissements diminue la qualité de la vie collective pourtant indispensable à l’épanouissement des élèves. Enfin, les téléphones portables sont parfois des vecteurs de cyberharcèlement et facilitent l’accès aux images violentes, notamment pornographiques, pour les jeunes, au moyen d’Internet ».
[15] https://www.jeunes.gouv.fr/reseaux-sociaux-la-majorite-numerique-15-ans-1674
[16] en utilisant sans doute le VPN, comme cela a été montré dans des études faites à l’étranger : https://www.weforum.org/podcasts/agenda-dialogues/episodes/davos-2024-how-to-prevent-an-anxious-generation/
[17] https://www.jeunes.gouv.fr/reseaux-sociaux-la-majorite-numerique-15-ans-1674 : référence déjà citée
[18] https://www.abc.net.au/news/2024-08-15/is-mobile-phone-ban-in-schools-helping-students-learn/104218850
Voir aussi : Campbell, Marilyn (2005) The Impact of the Mobile Phone on Young People’s Social Life. In Bailey, C & Barnett, K (Eds.) Social Change in the 21 Century 2005 Conference Proceedings. Queensland University of Technology, Australia, pp. 1-14. https://eprints.qut.edu.au/3492/
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Forum de Davos détresse de la jeunesse billet éthique 155/ 2025