Nouvel an ou les curieuses étrennes gouvernementales : les personnes âgées et leurs familles sont-elles taillables à merci ?

Nouvel an ou les curieuses étrennes gouvernementales : les personnes âgées et leurs familles sont-elles taillables à merci ?

Roger Gil. Billet éthique; 14 janvier 2025; 154

     Est-ce une réussite psychologique que de choisir le 31 décembre 2024 pour publier au Journal officiel un décret[1] « relatif aux tarifs afférents à l’hébergement dans les établissements pour personnes âgées dépendantes totalement ou majoritairement habilités au titre de l’aide sociale à l’hébergement ». Certes ce décret procède de la loi du 8 avril 2024 portant mesures pour bâtir la société du bien vieillir et de l’autonomie[2] et plus précisément de son article 24 concernant la fixation des tarifs d’hébergement applicables aux résidents d’EHPAD ne bénéficiant pas de l’aide sociale départementale à l’hébergement. Pour comprendre la portée de cet article 24, il fallait se référer à l’article L342-3-1 du Code de l’action sociale et des familles [3] pour entrevoir qu’un décret allait fixer l’écart des tarifs d’hébergement entre les citoyens bénéficiant de l’aide sociale départementale et les citoyens n’en bénéficiant pas, car considérés comme « plus aisés ». C’est ainsi que fut instaurée pour les EHPAD habilités à l’aide sociale, « une souplesse encadrée dans la fixation de leurs tarifs d’hébergement ». Malgré l’imprécision voulue sur l’amplitude de cet écart, ces dispositions soulevèrent peu d’émoi pour au moins deux motifs. Il s’agit de la situation financière difficile des ehpad, fortement relayée par les fédérations représentatives des secteurs public et privé non lucratif [4] et liée à l’augmentation de leurs charges et à la baisse du taux d’occupation. Il s’agissait aussi du souci d’en appeler à la « solidarité » en imposant un effort financier aux citoyens ne disposant pas de l’aide départementale à l’hébergement et considérés donc de facto comme plus aisés. On aurait pu considérer sur le plan éthique que ces arguments pouvaient être entendus à au moins deux conditions. La première est de nuancer une vision binaire de « l’aisance financière », appréciée sommairement sur le seul fait d’avoir ou non droit à l’aide départementale à l’hébergement. La seconde et non la moindre tient à l’amplitude de l’écart autorisé qui, dit le décret, « ne peut excéder 35 % » par rapport au coût de l’hébergement fixé par le conseil départemental aux personnes bénéficiant de l’aide sociale à l’hébergement (ASH). La technocratie législative aurait pu écrire de manière franche que « l’écart autorisé peut atteindre 35 % ». Est-ce pour atténuer cet écart considérable et binaire de tarif que les rédacteurs ont recouru à une formule de rhétorique et en l’occurrence une litote associant une double négation : une négation grammaticale (ne peut…) et une négation lexicale (excéder)[5], mettant ainsi l’accent sur le danger qui serait écarté par le décret (interdiction de dépasser 35 %) plutôt que sur l’affirmation d’une réalité (l’écart peut atteindre 35 %) ! Saisi le 29 novembre, le Conseil de l’âge du Haut conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA)[6] souligna d’abord que le délai imposé pour recueillir son avis était trop court pour apprécier l’impact d’une telle modulation tarifaire pour les personnes âgées ;  il prit acte de ce projet de décret en notant l’avis défavorable de certains de ses membres à l’égard de toute modulation tarifaire[7] ; il souligna le caractère excessif de la majoration tarifaire autorisée et se déclara favorable à un taux d’augmentation ne dépassant pas 15 %. Le gouvernement passa outre à ces observations et a maintenu le taux de 30 %.

Il n’y a pas dans ce décret que la maladresse du choix de faire paraître un texte le 31 décembre pour une application le 1er janvier. Les budgets départementaux sont dans une situation difficile, l’État accroissant leurs charges et restreignant leurs subventions : toute augmentation des tarifs d’hébergement votée par les conseils départementaux pour les résidents disposant de l’aide sociale accroîtra encore mécaniquement les tarifs pour les résidents ne bénéficiant pas de cette aide. L’écart autorisé jusqu’à 35 % est manifestement excessif d’autant que les tarifs d’hébergement dépassent pour de nombreux résidents le montant de leur pension de retraite. On est aussi stupéfait de lire un chiffre de 35 % dont on ne sait pas sur quels arguments économiques, financiers, sociétaux, il a été déterminé. Pourquoi 35 % et non pas 10, 15, 40 ? Les citoyens sont-ils encore considérés comme incapables de comprendre et de discuter les calculs qui ont présidé à ce choix comme si l’on avait oublié les idéaux du siècle des Lumières qui les appelait à sortir de leur « minorité », à « oser savoir » et à « se servir de leur propre intelligence »[8] ? N’est-ce pas une forme de maltraitance à l’égard des personnes âgées dont on souligne sans cesse la charge financière qu’ils feraient peser sur la société alors même que l’on méconnaît injustement les sommes qu’ils injectent dans la vie économique. Ce sont ainsi les personnes âgées qui financent un nombre considérable d’emplois dans le secteur médico-social et social sans oublier aussi qu’ils sont les consommateurs qui président à l’expansion de la « silver économie » qui intéresse toutes les activités et les produits permettant l’adaptation des séniors dans les domaines de la santé, de l’habitat, de la sécurité, de l’habitat, des services à la personne, des loisirs, des communications, des transports. Cette filière est soutenue par l’État qui la considère comme une « opportunité de croissance »[9] et a généré dès 2016 un chiffre d’affaires de 94 milliards d’euros[10] qui devrait croître à plus de 130 milliards d’euros à l’horizon 2030[11], entraînant dans son sillage un nombre considérable d’emplois. Quand cessera-t-on cette vision qui ne compte le vieillissement qu’en débit sans mettre en balance tout ce que le vieillissement rapporte à une société en négligeant aussi tout ce que les personnes âgées donnent à la société en termes par exemple de bénévolat, d’aide aux plus jeunes. Et enfin, alors que l’on réfléchit de manière structurelle aux EHPAD de demain, est-ce le moment de tenter de résoudre leurs difficultés par des ajustements conjoncturels qui ne feront qu’aggraver les conditions de vie des personnes âgées en excipant d’une loi dite du « bien vieillir ».

L’État reviendra-t-il sur cette disposition excessive ? Face à la toute-puissance verticale d’un jacobinisme qui, sans bourse délier, ouvre à des surcroîts de dépenses infligées au peuple, on pourrait aussi espérer que les citoyens se saisissent du « droit à penser » et que les gestionnaires d’EHPAD s’accordent pour limiter la hausse des tarifs au minimum acceptable dans l’esprit des propositions du Haut conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge, dont l’avis n’a eu aucun poids sur les rédacteurs de ce décret. Les résidents d’EHPAD et leurs familles ne sont pas des poules aux œufs d’or dont on sait que le destin peut être tragique. Il faut apprendre à l’État, aux ministres qui se succèdent, à la Haute administration à garder le sens de la mesure dans une société qui doit rassembler, dans une même considération, tous les citoyens.

[1] n° 2024-1270

[2] https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000049385823/2025-01-06/

[3] https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000049391885

[4] https://www.lemediasocial.fr/ehpad-cadre-assoupli-pour-les-tarifs-hebergement-differencies_2qgtis

[5]https://vitrinelinguistique.oqlf.gouv.qc.ca/23201/la-redaction-et-la-communication/figures-de-style/figures-jouant-sur-le-sens/la-litote

[6] https://www.hcfea.fr/IMG/pdf/hcfea_-_conseil_de_l_age_-_avis_decret_tarifs_ehpad_ash_vf_site.pdf

[7] mais le principe en avait été voté et figurait dans la loi !

[8] Emmanuel Kant, La philosophie de l’histoire: opuscules, trad. par Stéphane Piobetta (Paris: Aubier, Montaigne, 1947).

[9]https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/CGSP_Silver_Economie_dec2013_03122013.pdf

[10] https://fr.statista.com/statistiques/998997/taille-marche-silver-economie/

[11] selon le ministère de l’Économie et des Finances : https://www.economie.gouv.fr/entreprises/silver-economie-definition

 

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Ehpad tarifs hébergement janvier 2025