Le « Soi » à l’épreuve de la maladie d’Alzheimer : mieux comprendre pour mieux accompagner

Le « Soi » à l’épreuve de la maladie d’Alzheimer : mieux comprendre pour mieux accompagner

Roger Gil. Billet éthique, 25 juillet 2025, 173

     L’identité humaine est l’ensemble des données historiques, comportementales, cognitives, émotionnelles et sociales qui fonde la singularité de chaque être humain et configure ainsi son « Soi » ou « Self ».
Le cerveau humain, médiateur entre Soi et le monde environnant comme entre Soi notre monde intérieur[1], permet ainsi la construction et le maintien de l’histoire identitaire qui fait la singularité de chaque personne humaine. Le sentiment identitaire est d’abord conscience, c’est-à-dire connaissance de ce Soi[2].  Mais elle s’exprime aussi dans un « être-au-monde » qui manifeste aux autres le « Soi » ou « Self ». Car le Self se manifeste par un « être-au-monde » qui fait qu’un individu par ses interactions sociales, par son comportement, par ses préférences vestimentaires, par ses opinions, exprime un profil identitaire reconnu par Autrui. Des changements du Self comportemental peuvent survenir chez des patients souffrant de maladies du cerveau ; on entend alors l’entourage déclarer de la personne malade qu’elle a bien changé… qu’on « ne la reconnaît pas ». William James [3] distingue trois éléments du Self : Le Soi matériel, le Soi social, le Soi spirituel. Le corps est l’élément central du Self matériel : manière de se coiffer, de se maquiller, de s’habiller. Le Self social désigne la manière dont le sujet se comporte dans ses activités (bricolage, ménage, jardin,) et à l’égard des groupes sociaux : compagnon, compagne, enfants, amis, inconnus. Le Self spirituel s’exprime par les lectures, les choix des programmes de télévision, d’autres activités culturelles comme la musique, le cinéma, les théâtre, les opinions morales, politiques, philosophiques, religieuses et plus généralement « les tendances qui ont pour objet » le « perfectionnement psychique, intellectuel, moral, ou enfin spirituel ».
Une neuropsychologie humaniste[4] est soucieuse de dépasser une évaluation et un accompagnement de la maladie d’Alzheimer par les seuls outils reflétant une détérioration cognitive. Une éthique du « care » implique scientifiquement de lier la neuropsychologie et les sciences humaines pour tenter de mieux comprendre et donc de mieux accompagner[5] la personne malade et son entourage. À ce titre, les bouleversements identitaires méritent une attention particulière. Ainsi une étude[6] portant sur un groupe de personnes atteintes de forme légère à modérée de la maladie et explorant grâce aux témoignages de l’entourage les trois facettes du Self a montré que la majorité des patients présentait une altération d’au moins une des trois facettes du Self. Quand il y avait une atteinte d’une, deux ou trois atteintes du Self, le Self social était toujours atteint, et de manière isolée chez un quart des sujets. Quelques sujets ont une atteinte des trois facettes du Self, et il s’agit alors des sujets présentant une ancienneté plus importante de la maladie, une apathie plus marquée et une atteinte plus importante de la mémoire autobiographique. Ces résultats inspirent les réflexions suivantes :

Le Self social est le plus fragile, ce qui montre l’importance à accorder au maintien des liens familiaux et sociaux et qui s’incarnent en particulier dans les visites[7] : la triste expérience de la pandémie en témoigne.

On peut être heureusement surpris par la relative résistance du Self spirituel, ce qui rejoint les réflexions actuelles sur la nécessité pour ces sujets d’accéder à des activités culturelles[8] en fonction de leurs goûts antérieurs et, pour les personnes croyantes, à une pratique religieuse.

On sait la vulnérabilité de la mémoire autobiographique à la maladie d’Alzheimer. Il faut à ce sujet rappeler que dans la maladie d’Alzheimer la mémoire autobiographique sémantique (ce que l’on SAIT de son histoire : son état civil, le métier exercé, etc…) est plus résistante que la mémoire épisodique (la capacité de se SOUVENIR d’évènements précis). Les résultats de l’étude indiquent que la mémoire sémantique est l’ultime rempart de protection du Self et il est donc capital pour les proches d’évoquer avec la personne malade des fragments de son histoire et de leur histoire commune.

Quant à l’apathie, elle fragilise l’expression du Self par l’inertie, la démotivation, l’effondrement de l’élan psychique et de la mobilisation émotionnelle. Les personnes apathiques sont calmes et il ne faut pas les abandonner à leur rétraction sur eux-mêmes. En effet, contrairement aux personnes dépressives, elles sont accessibles aux sollicitations intenses, à la stimulation de leurs mouvements, de leurs actions, de leurs pensées, de leurs émotions[9], en somme à l’attention active qui leur est portée[10].

Une éthique du care et une neuropsychologie humaniste peuvent ainsi se conjuguer pour dépasser les visions réductrices de la maladie, oser plonger dans la complexité de l’humain et offrir ainsi une sollicitude compréhensive à la personne malade et aux proches qui partagent sa vie.

[1] Alfred de Musset, dans Fantasio, évoquait ainsi ce monde intérieur : « mais, dans l’intérieur… quels replis, quels compartiments secrets ! C’est tout un monde que chacun porte en lui !… ».

[2] E M Arroyo-Anllo et R Gil, « Self-Consciousness,  key  in  the  Understanding  of  Neurodegenerative  Diseases’  Behavioural Troubles. », SRL Alzheimers Parkinsons Dis 1, no 1 (2015): 1‑3.

[3] William James, Précis de psychologie, trad. par É. Baudin et G. Bertier (Marcel Rivière et Cie, 1912).

[4] E Arroyo-Anllo, « Evolution of neuropsychology: towards a humanist neuropsychology », Sleep Med Dis Int J. 4, no 1 (2020): 26‑30.

[5] Roger Gil, Vieillissement et Alzheimer: comprendre pour accompagner (l’Harmattan, 2013).

[6] R. Gil et al., « Conscience de Soi, maintien du Soi et identité humaine au cours de la maladie d’Alzheimer », Annales Médico-psychologiques, revue psychiatrique 169, no 7 (2011): 416‑19, https://doi.org/10.1016/j.amp.2011.06.004.

[7] Roger Gil, « Dis; tu reviendras? » Redécouvrir le sens de la visite aux proches âgés. (Editions Erès, 2023).

[8] Le 6 mai 2010, le ministère de la Santé et des Sports et le ministère de la Culture et de la Communication ont signé une nouvelle convention « Culture et Santé ». Après un temps d’expérimentation dans quatre régions, le dispositif « Culture Santé » a pour objectif de prendre en compte le secteur médico-social. En région, le partenariat interministériel se décline au travers de conventions signées entre les Directions régionales des affaires culturelles (Drac) et les Agences régionales de la santé (ARS). https://www.culture.gouv.fr/fr/thematiques/developpement-culturel/le-developpement-culturel-en-france/culture-et-sante Un rapport de l’ONU en 2019 a souligné combien « les arts peuvent avoir un impact potentiel sur la santé mentale et physique » : Stephen Clift, « Fancourt, D. and Finn, S. (2019). What is the evidence on the role of the arts in improving health and well-being? A scoping review », Nordic Journal of Arts, Culture and Health 2 (juin 2020): 77‑83, https://doi.org/10.18261/issn.2535-7913-2020-01-08.

[9] Alberto Di Domenico et al., « Fighting Apathy in Alzheimer’s Dementia: A Brief Emotional-Based Intervention », Psychiatry Research 242 (août 2016): 331‑35, https://doi.org/10.1016/j.psychres.2016.06.009.

[10] R Gil et N Poirier, Alzheimer: de carpe diem à la neuropsychologie (Editions érès, 2018).

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