De l’isolement des personnes âgées à la mort sociale : une souffrance silencieuse
Roger Gil. Billet éthique, 11 octobre 2025, 182
Le troisième baromètre publié en septembre 2025 par Les Petits Frères des Pauvres sur la solitude et l’isolement des personnes âgées[1] mérite d’être lu, relu et médité. Les Petits Frères des Pauvres révèlent que, si la France vieillit, elle ne sait pas endiguer l’isolement social des personnes âgées qui a augmenté de 150 % en moins de dix ans (300 000 en 2027, 530 000 en 2021). Aujourd’hui cette population isolée est évaluée à 750 000 personnes privées de tout lien humain et elles seront si rien n’est fait un million d’ici 2030. Outre ces 750 000 personnes en état de mort sociale, 1,5 million de personnes ne voient jamais ou presque jamais leurs enfants ou petits-enfants et 1,1 million, n’ont aucun lien amical, même à distance. Un tiers des personnes âgées et parfois plus selon les territoires, déclarent se sentir seules tous les jours ou presque. Parallèlement le taux de pauvreté concerne 11,4 % des plus de 60 ans (en 2023) et s’inscrit lui aussi à la hausse (11,1 % en 2021). La fréquence de l’isolement social croît avec la pauvreté. Au total, 9 millions de personnes âgées ne sortent pas quotidiennement de chez elles, ce qui concerne tout particulièrement les plus âgées et les personnes vivant en milieu rural.
La création en 2021 du Service civique Solidarité Séniors (SC2S) a permis à des jeunes de réaliser auprès des personnes âgées une mission de service civique, au sein d’organismes publics, associatifs et privés à but non lucratif. Ces jeunes (9800 en 2024) ont accompagné plus de 157 0000 séniors, qu’il s’agisse d’animations collectives ou d’accompagnement de personnes âgées en institution ou à domicile pour élargir le champ de leurs relations. Le résultat est éloquent : le sentiment de solitude décroît avec la fréquence des interventions des jeunes. L’étude d’impact 2022/2023 a montré que, parmi les séniors bénéficiaires du Service civique Solidarité (SC2S) la proportion de sujets en état de mort sociale (3,6 %) a été divisée par deux grâce à leur accompagnement qui leur a permis de recréer des liens avec les amis ou les autres séniors proches d’eux géographiquement, sans évolution notable pour les réseaux éloignés (famille, amis) ou moins familiers (associations).
Les publics les plus vulnérables sont les plus âgés (80 ans et plus), les personnes aux revenus modestes, les personnes vivant seules, les personnes éloignées du numérique. L’isolement numérique qui avait quelque peu diminué pendant la pandémie est à nouveau à la hausse : 27 % des personnes âgées déclarent ne jamais utiliser Internet. Cette tendance est favorisée par le coût des abonnements, le manque d’accompagnement et de pratique régulière, la crainte des escroqueries. Outre la pauvreté la perte d’autonomie, l’inadaptation des logements aggravent l’isolement social.
Certes, un certain nombre de facteurs contribuant à l’isolement sont irréductibles car l’allongement de la durée de vie n’abolit pas la finitude et pour 40 % des personnes qui ressentent de la solitude, c’est le décès du conjoint ou d’un proche qui est la première cause de solitude, et le taux monte à 58 % pour les 80 ans et plus. Si l’avancée en âge expose à des deuils de plus en plus nombreux, notamment les frères et sœurs, les amis ou des voisins du même âge, le deuil de celui ou celle avec qui on partage sa vie induit la solitude qui, quand elle s’accompagne d’une rupture des liens sociaux, entraîne l’isolement. Et l’isolement génère cette douleur sociale qui crée un sentiment de rejet de la société, un sentiment de menace à l’égard de son intégrité physique, de son bien-être, et ce de la même manière que la douleur physique. L’isolement social dont l’acmé est la mort sociale n’est pas un cheminement vers une anesthésie affective, elle est une douleur croissante qui peut être masquée par une apathie témoignant d’un dégoût de la vie et d’une extinction du désir de vivre.
Le mérite des associations qui œuvrent à l’accompagnement des personnes vulnérables est de travailler à une prise de conscience et au discernement de l’isolement des aînés favorisé par l’âgisme, l’allongement de la durée de vie, les pathologies favorisées par le vieillissement et leur retentissement sur l’autonomie, la dispersion des familles, l’abandon des zones rurales par les services publics, les commerces de proximité, les moyens de transport dont témoignent tant de lignes de chemin de fer qui desservaient les petites communes, et qui ont été sacrifiées au profit des trains à grande vitesse[2]. Et reste bien sûr l’étiolement des rapports et des échanges sociaux « réciproques » dans les familles, les quartiers, les villages au profit du « côte à côte » des relations occupées par la télévision ou par internet. Il s’agit bien d’apprendre à repérer ces situations de détresse dont la souffrance silencieuse peut hélas susciter l’indifférence d’une société consumériste et éclatée.
La tâche à accomplir est immense. Il ne suffit pas d’évoquer la nécessité de promouvoir une société inclusive. Maintenir les séniors à domicile est humainement souhaitable à condition qu’ils bénéficient de logements adaptés, et que des liens se créent ou persistent avec leur voisinage. Il sera toujours nécessaire à l’extrême de la dépendance d’accueillir les aînés dans des institutions à condition qu’elles s’ouvrent toujours davantage vers la Cité, et que plus jamais on ne remette en question le droit de visiter et le droit d’accueillir. Il faudra le concours de l’État, des collectivités territoriales et bien entendu des associations avec une large collaboration entre professionnels et bénévoles. Il faudra enfin la mobilisation de chacune et de chacun, que l’on habite la ville ou la campagne. L’essentiel est que, peu à peu, un nombre croissant de personnes soient convaincues qu’une authentique fraternité impose ce souci de reliance entre toutes les générations et sans lequel l’humanité ira à la dérive.
[1] Baromètre 2025 : Petits frères des pauvres. https://www.petitsfreresdespauvres.fr/sinformer/actualites/barometre-2025-les-10-chiffres-cles-de-lisolement-des-aines/
[2] Les 60 ans et plus plébiscitent le maintien des commerces et services de proximité, les solutions de transport adaptées et les informations sur les aides.
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