Henrietta Lacks : faire mémoire d’une humble femme aux cellules immortelles
Roger Gil. Billet éthique, 15 novembre 2025, 185
C’est au mois d’octobre 2021 que l’ONU, au nom de tous les États du monde, par la voix de l’OMS a rendu hommage à Madame Henrietta Lacks décédée le 4 octobre 1951, à l’âge d’à peine 31 ans, d’un cancer du col de l’utérus. 1951 : dans la relation médecin-malade, même aux États-Unis, la primauté est alors au paternalisme médical[1] qui visait certes le Bien du malade, un malade « ignorant » qui ne devait que se soumettre aux prescriptions. Certes il consentait aux soins, d’une manière le plus souvent implicite et en se contentant d’informations minimales. Le Code de Nuremberg écrit en 1947 par le tribunal international réuni à Nuremberg avait attiré l’attention sur la nécessité d’obtenir le consentement de la personne concernée avant toute recherche sur l’être humain.[2] Mais la médecine américaine ne se sentait pas concernée par les normes morales proposées par les juges de Nuremberg[3] et il fallut attendre 1966 pour que l’article de Beecher[4] montre que les scientifiques américains avaient pu ici ou là mener des expériences attentatoires à la dignité humaine : on était loin de cette prise de conscience en 1951 et a fortiori l’était-on dans le domaine de la pratique des soins où les limites entre ce qui relevait stricto sensu de la prise en charge de la maladie et ce qui relevait d’expériences étaient très poreuses. Il faut rappeler que les États-Unis ne purent se résoudre à la solidarité d’une assurance maladie universelle. Ce n’est qu’en 1964-1965 que Lyndon Johnson put quelque peu améliorer la couverture santé des plus vulnérables en créant Medicare (pour les personnes âgées) et Medicaid (pour les personnes pauvres avec enfants)[5].
C’est dans ce contexte qu’une jeune femme, vivant avec son mari et ses cinq enfants près de Baltimore, fut admise pour d’importantes métrorragies à l’hôpital John Hopkins où fut posé le diagnostic de cancer du col de l’utérus. C’est au cours de son traitement que des fragments biopsiques furent itérativement prélevés et furent l’objet d’une recherche qui permit de cultiver in vitro la première lignée cellulaire de cellules immortelles qui furent dénommées HeLa, acronyme regroupant les deux premières lettres de son prénom et de son nom. Henrietta Lacks mourut le 4 octobre 1951 : elle avait 31 ans.
Ces actes biopsiques n’étaient pas des actes de soins et n’avaient comme finalité que la recherche. Ils firent l’impasse sur le principe d’autonomie puisque ces prélèvements furent faits à l’insu de la malade sans rechercher préalablement ni son consentement ni celui de sa famille.
Aucune information ne fut donnée sur ce protocole initial qui permit la culture et la reproduction de cellules immortelles. A fortiori et sauf les prénom et nom de la malade, seuls des détails techniques furent fournis sur l’origine de ces cellules dont on estime que plus de cinquante millions ont été utilisées dans le monde et ont alimenté une quinzaine de milliers d’études en laboratoire[6]. Et bien entendu ces cellules entrèrent dans le monde lucratif des biotechnologies. Car même si ces cellules sont initialement fournies gratuitement, elles nécessitent ensuite une ingénierie onéreuse qui les fait entrer dans le champ financier du monde industriel[7]. Quant au principe de bienfaisance, force est de constater qu’il n’est pas concerné par ces actes qui ne relevaient pas de soins ; seul pouvant être admis la non-malfaisance des actes biopsiques réalisés à de seules fins de recherche. Il n’en est pas de même au niveau de la bienfaisance « collective » ou « publique » puisque les cellules HeLa ont permis « des avancées scientifiques inestimables, comme la mise au point du vaccin contre le papillomavirus humain (HPV), du vaccin antipoliomyélitique, de médicaments contre l’infection à VIH et certains cancers et, plus récemment, des travaux de recherche… sur le Covid-19 [8]». Et pourtant ces avancées scientifiques et leur impact dans le domaine de la prévention et des soins sont-ils suffisants pour considérer qu’en termes de Santé publique les exigences éthiques essentielles ont été respectées ?
La réponse à cette question ne peut pas être positive. Certes, une approche utilitaire, pragmatique d’une éthique qui viserait d’abord les conséquences des actions pourrait admettre que la procédure choisie fut moralement tolérable, car les biopsies réalisées sans le consentement de cette dame n’ont eu sur elle aucune conséquence négative ; elles n’ont pas empêché la prise en charge de son cancer et la non-malfaisance de l’action serait compensée par ses immenses bienfaits en termes de santé publique. Et pourtant une telle position est devenue insoutenable, car les procédures expérimentales, réalisées sans consentement, ont fait du corps vivant (Leib) de cette femme un instrument au service de la science et de la médecine et ont donc attenté à sa dignité de personne humaine. On a sans doute peine à croire aujourd’hui qu’il fallut attendre pratiquement la fin des années 1960 et les premières années 1970 pour que les recherches faites sur l’être humain engagent la responsabilité des chercheurs à l’égard de la société tout entière et ne fassent aucune concession au respect de l’autonomie des patients donc au nécessaire recueil d’un consentement libre et éclairé par une information loyale. Encore faut-il préciser que les cellules, les tissus et les organes humains « malades », conservés dans des biobanques ou des tumorothèques (certains organes étant d’ailleurs considérés comme des déchets opératoires) ont continué longtemps de faire exception à la règle du consentement, car les recherches n’étaient pas menées directement sur les individus (comme l’essai d’un médicament), mais étaient des recherches pratiquées à partir d’éléments du corps et en règle d’éléments pathologiques devenus en quelque sorte indépendants qui allaient offrir la possibilité de recherches successives sur les tissus conservés et éventuellement multipliés par culture. Il a fallu prendre progressivement conscience du lien identitaire entre l’être humain dont des éléments du corps sont conservés et les données identifiantes qui les accompagnent : outre les données écrites qui accompagnent ces prélèvements et qui livrent l’histoire du sujet, il faut aussi réaliser que l’accès aux cellules donne accès au génome. Et il fallut attendre le début du XXI° siècle pour que la nécessité d’un consentement préalable à la conservation d’éléments du corps humain soit demandée au patient en l’informant de la finalité des recherches envisagées. Or ces recherches pouvant se produire de manière indéfinie, la question reste posée de savoir dans quelles conditions, pour des recherches strictement distinctes des recherches initialement envisagées, un nouveau consentement soit à chaque fois sollicité du sujet[9].
L’histoire de Henrietta Lacks fut patiemment reconstituée à partir de 1988 par une longue enquête de Rebecca Skloot, journaliste scientifique. Les équipes qui prirent en charge la malade avaient agi d’une manière conforme à l’éthos de leur époque : en effet, des laboratoires en lien avec le John Hopkins possédaient une photo de Henrietta Lacks et il était clairement établi que le nom donné aux cellules de la patiente (HELa) était créé à partir de son patronyme. Et c’est ainsi que fut publié en 2010 l’ouvrage qui reconstitue toute cette histoire[10] et que l’auteur intitula : « La vie immortelle d’Henrietta Lacks ».
Certes, ces cellules ne sont pas Henrietta Lacks, mais elles témoignent de la vie d’une personne au destin tragique, mais dont les vestiges vivants sont disséminés sur toute le Terre. Quelque soixante-dix ans après sa mort, l’OMS[11] a rendu à cette femme un hommage historique en présence de son fils âgé de 87 ans. Ce fut donc la reconnaissance officielle de la contribution exceptionnelle que les cellules d’Henrietta Lacks ont apportée aux progrès de la médecine. Son souvenir est offert à la considération du monde entier. Décrite par son fils aîné comme une femme qui « aidait les autres à vivre une vie meilleure et prenait soin de son prochain », Henrietta Lacks était une femme afro-américaine humble. L’OMS soulignait en effet en 2022 qu’une femme meurt d’un cancer du col de l’utérus toutes les deux minutes. Près de 90 % de ces décès surviennent dans des pays à revenu faible ou intermédiaire, du fait d’un accès insuffisant à la prévention, au diagnostic et à la prise en charge du cancer. Partout, les femmes issues des communautés marginalisées sont touchées de manière disproportionnée. Les populations africaines restent lourdement touchées. Il reste alors au monde une injustice à réparer : donner un nouvel élan à la stratégie mondiale en vue d’accélérer l’élimination du cancer du col de l’utérus en tant que problème de santé publique[12] : c’est ce à quoi l’OMS s’est engagée en 2022 en visant un accès généralisé à la vaccination contre le papillomavirus et à un accès à des soins approprié pour les femmes atteintes de lésions précancéreuses ou de cancer invasif[13].
Puissent ces objectifs qui semblent portés par la voix éteinte d’Henrietta Lacks être atteints : la date espérée est 2030. Espérons !
[1] Hubert Doucet, Au pays de la bioéthique: l’éthique biomédicale aux États-Unis (Genève: Labor et Fides, 1996).
[2] https://www.inserm.fr/wp-content/uploads/2017-11/inserm-codenuremberg-tradamiel.pdf
[3] Hubert Doucet, « 3. À la source des normes en éthique de la recherche », in L’éthique de la recherche : Guide pour le chercheur en sciences de la santé, Paramètres (Montréal: Presses de l’Université de Montréal, 2018), 51‑72, http://books.openedition.org/pum/13759.
[4] H. K. Beecher, « Ethics and Clinical Research », The New England Journal of Medicine 274, no 24 (16 juin 1966): 1354‑60, https://doi.org/10.1056/NEJM196606162742405.
[5] Paul V. Dutton, « La santé aux États-Unis : une histoire politique », Revue d’histoire de la protection sociale
N° 11, no 1 (2018): 202‑6.
[6] Johanne Montay ; Henrietta Lacks, ou les cellules immortelles volées : histoire d’un hommage tardif tant mérité ; 14 octobre 2021. RTBF INFO. Henrietta Lacks, ou les cellules immortelles volées : histoire d’un hommage tardif tant mérité (rtbf.be)
[7] Il s’agit d’ailleurs d’un problème général. Même en France où tissus et organes ne sont pas situés dans le champ patrimonial, le sang est par exemple donné gratuitement mais les transformations nécessaires aux diverses facettes de son emploi thérapeutique ont un coût assumé par la solidarité nationale. La France importe des immunoglobulines humaines polyvalentes dont les différents fabricants (transformateurs de produits sanguins) sont en concurrence comme dans toutes les lois des marchés. Lire par exemple Roger Gil. Le piège éthique de certaines « avancées » scientifiques livrées à la finance biotechnologique ; Billet éthique, 2021, 70
[8] Nations-Unies. L’ONU rend hommage à Henrietta Lacks, dont les cellules ont transformé la recherche médicale dans le monde ; ONU INFO ; 15 octobre 2021 ; L’ONU rend hommage à Henrietta Lacks, dont les cellules ont transformé la recherche médicale dans le monde | ONU Info (un.org)
[9] Actuellement de nombreuses biobanques américaines demandent un consentement global pour des recherches illimitées comme condition de conservation des éléments biologiques. D’autres considèrent que le consentement est inutile dès lors que les éléments biologiques ne sont pas identifiables en terme d’appartenance d’état-civil Juli Murphy et al., « Public Perspectives on Informed Consent for Biobanking », American Journal of Public Health 99, no 12 (décembre 2009): 2128‑34, https://doi.org/10.2105/AJPH.2008.157099. En France le Code de la santé publique n’exige pas de consentement écrit. Des recherches successives peuvent être menées si elles conservent les mêmes finalités que celles exposées au patient. L’examen des caractéristiques génétiques nécessite une information spécifique. Mais cet examen du génome constitutionnel est distingué de « l’examen de l’ADN des prélèvements tumoraux qui va permettre de détecter les mutations du génome somatique et d’établir une « carte d’identité » de la tumeur, indispensable pour décider d’un traitement et établir un pronostic. Voir pour détails INCA, « Charte éthique des tumorothèques », 2010 2006, www.e-cancer.fr.
Bien sûr l’obligation de consulter le sujet pour de nouvelles recherches tombe si le sujet est décédé ou « introuvable » (Art. L.1211-2, al. 2, code de la santé publique).
[10] Rebecca Skloot, The immortal life of Henrietta Lacks (New York, États-Unis d’Amérique: Crown Publishers, 2010).
[11] Nations-Unies. L’ONU rend hommage à Henrietta Lacks, dont les cellules ont transformé la recherche médicale dans le monde ; op. cit.
[12] https://iris.who.int/items/dc67583e-c359-4469-9201-88e6b1fa8482
[13] https://www.who.int/fr/news/item/16-10-2022-henrietta-lacks–family-appointed-world-health-organization-goodwill-ambassadors-for-cervical-cancer-elimination
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