Maladie d’Alzheimer, mémoire et émotions heureuses
Roger Gil. Billet éthique, 28 septembre 2025, 181
C’était une réunion habituelle à notre équipe. Elle rassemblait ce jour-là deux orthophonistes, une psychologue, un médecin conversant avec quatre personnes atteintes de maladie d’Alzheimer, deux femmes accompagnées de leur époux, une femme accompagnée de sa fille, un homme accompagné de son épouse. Il y avait quelques boissons chaudes et quelques galettes dorées au cœur fondant appelées « broyés du Poitou » et que l’on partage en les brisant. Le climat était chaleureux. Chaque membre de l’équipe répondait aux questions qui étaient posées mais l’essentiel était de pouvoir écouter ce que les uns ou les autres avaient envie de dire. Or depuis une dizaine de minutes, le monsieur atteint de maladie d’Alzheimer s’était mis à évoquer le bar qu’il avait tenu avec son épouse au centre d’un petit bourg. Il enchainait des anecdotes drôles comme la partie de belote qu’avait perdue un certain Oscar, qui habitait tout près du bar mais qui ce jour-là avait bu, racontait-il, un pastis de trop ! Il souriait au surgissement de ses souvenirs et il souriait de voir sourire l’assistance tout en quêtant l’approbation de son épouse. « Tu t’en souviens, hein » ! Alors qu’il sollicitait un nouveau café et un morceau de broyé (« Il sent bon le beurre », avait-il dit), son épouse tapota son genou et lui dit : « Tu sais, dans ce que tu racontes, il y a quelques erreurs ». Il la regarda alors et lui dit : « C’est normal, tu sais bien que j’ai une maladie d’Alzheimer » !
On voit ainsi qu’il ne faut pas croire que la maladie d’Alzheimer altère la mémoire, efface progressivement le passé, sans nuances et comme s’il n’existait qu’une seule mémoire. Manifestement ce monsieur savait qu’il avait une maladie d’Alzheimer. Ce terme avec lequel il s’était familiarisé appartenait à sa mémoire sémantique, celle qui concerne les connaissances et qui relève du registre de savoir. Mais en outre ce monsieur, dans le climat convivial et chaleureux de cette rencontre nimbée des perceptions olfactives et gustatives du « goûter partagé », ne pouvait résister à raconter des souvenirs d’un passé que l’on pouvait croire aboli. En effet la maladie d’Alzheimer atteint la mémoire épisodique, c’est-à-dire la mémoire des évènements de la vie, celle qui permet de revivre des évènements passés avec leur contexte émotionnel en les considérant comme siens et comme passés. Cette mémoire épisodique a des liens étroits avec les structures cérébrales impliquées dans la vie émotionnelle. La personne atteinte de maladie d’Alzheimer a certes des difficultés pour évoquer volontairement ses souvenirs autobiographiques. Elle peut longtemps savoir qu’elle allait souvent en vacances en Espagne (mémoire sémantique) sans pouvoir se souvenir (mémoire épisodique) des évènements vécus lors de tel ou tel de ses voyages. Mais, en dépit de ses difficultés à évoquer volontairement des évènements de son passé, la personne atteinte de maladie d’Alzheimer, comme toute personne non malade, peut, sous l’effet d’un climat émotionnel, se rappeler de manière automatique des évènements de son passé. Et c’est ainsi que des parfums, mais aussi le goût d’un aliment, l’audition d’un morceau de musique ou d’une chanson[1], quelques pas de danse[2], le contact avec un animal de compagnie, une promenade dans un jardin[3] tout comme les perceptions composites de certaines rencontres conviviales peuvent induire des émotions heureuses qui, provocant le surgissement involontaire et automatique de souvenirs autobiographiques, permettent de revivre de manière intense des fragments du passé[4]. On connait bien sûr l’illustration littéraire la plus célèbre de ce voyage dans le passé décrit dans l’expérience de la petite madeleine de Proust. Carl Jung rapportait aussi l’observation de ce monsieur qui, se promenant à la campagne et passant devant une ferme se trouve assailli par des souvenirs d’enfance si vivaces qu’il revient sur ses pas pour rechercher le motif des réminiscences. C’est alors qu’il réalise que de la ferme émanait l’odeur d’un élevage d’oies qui était associée à ses jeunes années[5].
La personne atteinte de maladie d’Alzheimer qui a perdu la capacité de se souvenir volontairement d’évènements de son passé peut ainsi, dans toutes les circonstances qui sollicitent sa vie émotionnelle, voir déferler en elle des souvenirs que l’on croyait éteints. Le caractère involontaire et automatique de ces souvenirs ne doit pas les disqualifier car ils permettent au sujet, même s’ils sont fugitifs, de renouer de manière intense avec sa conscience identitaire.
Cette sollicitation involontaire, sensorielle et émotionnelle, de souvenirs est utilisée dans nombre de thérapies dites non médicamenteuses de la maladie d’Alzheimer qui ouvrent au surgissement de « réminiscences ». Mais elle invite aussi et surtout à dépasser une vision de la maladie qui n’est centrée que sur les pertes comptabilisées
dans des tests pour prioriser un accompagnement soucieux de quêter sans cesse non ce qui est perdu mais ce qui est préservé. Il faut bien sûr promouvoir des relations intergénérationnelles spatiales de proximité sociale qui sont la partie visible d’une société inclusive. Mais il ne peut s’agir d’une simple juxtaposition. Il faut en effet surtout susciter les conditions propices à l’éclosion d’ambiances chaleureuses qui, de mille manières, permettent de susciter le partage d’émotions heureuses dans la vie quotidienne. Et c’est ainsi que ces souvenirs qui surgissent de manière flottante ou insistante, les émotions qui les induisent et les accompagnent, souvent nimbées des colorations douces et amères de la nostalgie, permettent au sujet de renouer même de manière éphémère avec la mise en récit de fragments de son histoire. C’est à juste titre que Proust appelait ces expériences des « intermittences du cœur »[6]. Et c’est ainsi que l’on approche le cœur-même de l’accompagnement qu’il faut inlassablement répéter : aider les personnes malades à vivre.
[1] Eva M. Arroyo-Anlló et al., « Music and emotion in Alzheimer’s disease », Alzheimer’s Research & Therapy 11, no 1 (2019): 69, https://doi.org/10.1186/s13195-019-0523-y.
[2] Cécile Besnard, « Un atelier musique tango dans une unité Alzheimer », L’Aide-Soignante 34, no 215 (2020): 26‑28, https://doi.org/10.1016/j.aidsoi.2020.03.012.
[3] T Rivasseau Jonveaux et al., « Healing Gardens and Cognitive Behavioral Units in the Management of Alzheimer’s Disease Patients: The Nancy Experience », J. Alzheimers Dis. 34, no 1 (2013): 325‑38.
[4] R. Gil et E. -M. Arroyo-Anllo, « Émotions et maladie d’Alzheimer : neuropsychologie et enjeux éthiques », NPG Neurologie – Psychiatrie – Gériatrie 19, no 112 (2019): 233‑40, https://doi.org/10.1016/j.npg.2019.04.003.
[5] Jung CG. L’Homme à la découverte de son âme. Albin Michel, Paris, 1928, 1987.
[6] Marcel Proust, Les intermittences du cœur (Editions Payot & Rivages, 2009).
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