Personnes âgées et effondrement du désir de vivre
Roger Gil. Billet éthique, 19 septembre 2025, 180
« Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être » et plus loin : « L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être, n’enveloppe aucun temps fini mais un temps indéfini ».
Ces propositions de Spinoza[1] concernent le conatus, c’est-à-dire l’effort qui anime l’être pour continuer à être, pour pousser la vie vers l’avant, manifestant la désir de la vie d’être tout à la fois puissance d’être et puissance d’agir et finalement désir de vivre. Il rejoint ce que Bergson allait appeler l’élan vital, ce qui lui faisait écrire[2] : « Cette vie, je me la représente encore comme une vie de lutte et comme une exigence d’invention, comme une évolution créatrice ». Cet effort, ce désir qui pousse la vie vers l’avant ne se peut concevoir comme une expérience solitaire; elle implique le monde qui environne chaque être humain, minéral, végétal, animal et social. Cet effort pour persévérer dans son être est donc un mouvement vers autre que soi parti du dedans de soi pour faire reliance avec le monde. Et ce mouvement est intimement lié aux émotions qui propulsent la vie vers l’avant, qui sont en quelque sorte le ressort de la vie, ce ressort qui stimule l’intelligence, et qui est le levier des prises de décision, des capacités d’initiative, des projets dont la réalisation habite le présent et préfigure l’avenir. Et, comme le souligne Spinoza, en dépit de la finitude inscrite dans le destin de toute vie, le temps qui s’ouvre à elle est indéfini car personne ne connait ni le jour ni l’heure de la mort : mors certa, hora incerta. Le désir de vie ne devrait connaître nulle limite temporelle sinon la mort.
Alors que, dans le suivi et l’accompagnement des personnes âgées atteintes de maladie neuro-évolutives, on tend à se concentrer sur le « déficit cognitif » qu’habite l’appellation de démence, il est aussi nécessaire de prêter une attention toute particulière aux altérations de ce que Spinoza appelait le conatus. Car il s’agit bien alors de l’affaissement du désir de vivre. Et cet affaissement est composite. Il peut s’agir d’un état dépressif au cours duquel la personne ne trouve plus intérêt ni plaisir pour son métier, pour ses loisirs et se plaint d’une fatigue, d’une perte d’énergie avec anesthésie affective, c’est-à-dire de difficultés pour éprouver de l’affection ou des émotions, y compris à l’égard des proches. Mais il s’agit en fait d’une hyperthymie douloureuse centrée par la tristesse, la personne souffrant de ne plus ressentir. Elle s’accompagne d’une baisse de l’estime de soi avec auto-dépréciation, idées suicidaires. Les dépressions demandent des thérapeutiques spécifiques.
Mais les situations d’isolement social et plus globalement le sentiment d’être abandonné de ses proches ou d’être une charge pour eux peut aussi entraîner sur un fond dépressif, un effondrement du désir de vivre, une rétraction sur soi, une réduction de la gestualité et de la motilité qui peuvent déclencher ce que l’on appelle un syndrome de glissement avec anorexie, dénutrition, complications liées à l’immobilité pouvant aller jusqu’à la mort. C’est ce qui a été observé pendant la pandémie au Covid à la suite de la réduction du droit de visite des ainés vivant dans des établissements médico-sociaux et la mutilation des conditions anthropologiques de la visite à savoir la distanciation, la dissimulation du visage par un masque qui brise le sentiment de familiarité, perturbe la reconnaissance, entrave le partage des émotions[3]. Ces situations d’isolement social activent les mêmes zones du cerveau que celles qui sont mobilisées par les douleurs physiques[4]. En outre l’isolement social dans des zones rurales désertifiées ou dans des ensembles urbains anonymes, en dépouillant les personnes âgées de relations humaines aggrave le risque de sombrer dans un état « démentiel [5]» car le lien social est un élément majeur de la résistance de la réserve cognitive. On comprend alors combien il est un devoir de reconnaître l’effondrement de l’élan vital lié à l’isolement social si l’on souhaite que le terme de fraternité ne soit pas qu’un poncif mais rime avec altérité. Il faut aussi évoquer l’apathie[6] que l’on peut observer chez les personnes atteintes de maladie d’Alzheimer ou de maladies apparentées comme la dégénérescence frontale. Il ne s’agit pas de l’apatheia de la philosophie stoïcienne qui désigne la sérénité, la tranquillité, la prise de distance à l’égard des passions (colère, chagrin dévastateur) et le mépris de la douleur considérés comme l’idéal du sage. Il s’agit au contraire d’un affaissement massif des émotions sans la douleur morale des états dépressifs, d’une inertie, d’une diminution massive de la volonté, d’une perte de toute capacité d’initiative. Ces troubles comportementaux sont bien tolérés en institution car ces malades silencieux, immobiles ne sont pas demandeurs d’un accompagnement. Il faut néanmoins tenter de les stimuler, leur parler, les prendre par la main pour les mobiliser, les promener. Car tout se passe comme si ces personnes avaient perdu toute capacité d’auto-activation psychique[7] mais pouvaient être hétéroactivables, c’est-à-dire capables de répondre aux incitations d’autrui.
Ces quelques exemples montrent que l’accompagnement des personnes hébergées en institution tout comme la vie des personnes âgées dans la société ne peuvent se contenter de bons sentiments ni même d’une sollicitude empressée et désordonnée. Une neuropsychologie humaniste[8] permet humblement d’éclairer des situations qui de manière diverse brisent le désir de vivre de nos ainés. Une neuropsychologie humaniste devient ainsi le ferment d’une éthique incarnée car c’est notre condition charnelle que l’isolement social, la dépression, l’apathie mutilent et désagrègent. Ensemble, elles peuvent permettre, pas à pas, si l’on accepte de s’en donner la peine, de discerner des situations de détresse silencieuse, de mettre en œuvre les décisions adaptées, en bref de développer une éthique de la compréhension dont la seule ambition est d’aider nos ainés vulnérables à retrouver l’envie de vivre.
[1] Baruch Spinoza, Oeuvres. III, Ethique: démontrée suivant l’ordre géométrique et divisée en cinq parties, trad. par Charles Appuhn (Flammarion, 1965).
[2] Henri Bergson, L’énergie spirituelle (3e édition) (Quadrige/ Presses Universitaires de France, 1990), http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k20533q.
[3] Roger Gil, « Dis; tu reviendras? » Redécouvrir le sens de la visite aux proches âgés. (Editions Erès, 2023).
[4] NI Eisenberger et MD Lieberman, « Why Rejection Hurts: A Common Neural Alarm System for Physical and Social Pain », Trends Cogn. Sci. (Regul. Ed.) 8, no 7 (2004): 294‑300, https://doi.org/10.1016/j.tics.2004.05.010.
[5] Luping Wang et al., « Associations of Loneliness and Depression with Increased Risks of Incident Dementia: A Prospective Study from Three Older Adult Cohorts », The Journal of Nutrition, Health & Aging 29, no 10 (2025): 100653, https://doi.org/10.1016/j.jnha.2025.100653.
[6] R Gil et N Poirier, Alzheimer: de carpe diem à la neuropsychologie (Editions érès, 2018).
[7] D. Laplane et B. Dubois, « Auto-Activation Deficit: A Basal Ganglia Related Syndrome », Movement Disorders 16, no 5 (2001): 810‑14, https://doi.org/10.1002/mds.1185.
[8] E Arroyo-Anllo, « Evolution of neuropsychology: towards a humanist neuropsychology », Sleep Med Dis Int J. 4, no 1 (2020): 26‑30.
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