EHPAD et rencontres amoureuses
Roger Gil. Billet éthique, 11 septembre 2025, 179
Les EHPAD, établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, sont des lieux de vie où, en dépit du vieillissement, des maladies neurodégénératives qui peuvent l’accompagner, se tissent des liens à la faveur de rencontres. Et certaines de ces rencontres sont des rencontres amoureuses dont la sexualité peut ne pas être absente. Et, bien, qu’il faille dépasser la problématique réductionniste qui ne viserait que la sexualité en EHPAD, il va sans dire que ces établissements sont alors interpellés notamment par les familles, sur leurs missions. Car l’EHPAD a-t-il pour mission de garder, de protéger, de surveiller, ou d’accompagner les personnes qui viennent y passer les dernières années de leur vie ? En bref, la mission des personnels doit-elle être d’organiser une liberté surveillée des résidents comme si les EHPAD étaient des lieux de privation de liberté ? Mais en même temps, peut-on tout laisser faire au nom du libre arbitre ? Et ainsi peuvent se vivre des dilemmes éthiques.
Que faut-il faire au nom du principe de bienfaisance ? Empêcher les rencontres, et comment, de deux résidents alors que l’un d’eux est marié et que son conjoint, resté au domicile, vient de temps à autre le visiter ? Les familles, et notamment les enfants, sont déstabilisés, émotionnellement éprouvés, parfois irrités et elles demandent au personnel de ne pas laisser faire. Mais, si les deux protagonistes sont bien sûr consentants et heureux de leurs rencontres, leur bien ne doit-il pas se juger à la satisfaction que leur relation leur procure ? Soit, mais si cette dame, atteinte d’une maladie d’Alzheimer évoluée, appelle son compagnon de rencontre par le prénom de son époux, décédé depuis plusieurs années ou encore vivant, que faire ou ne pas faire?
Que faut-il faire au nom du principe d’autonomie ? Certes, on clame partout qu’il faut respecter l’autonomie, fondatrice des droits du malade. Mais l’autonomie devrait procéder d’une décision éclairée, pensée, inscrite dans un projet de vie. L’autonomie doit aussi être en cohérence avec l’histoire des personnes, et ce que cette histoire dit de leur identité, personnelle, familiale, sociale, de leur manière d’être et d’être au monde. Soit, mais si la rupture du lien familial provoqué par leur mise en institution, les altérations du jugement ou la désinhibition provoquées par la maladie font que ces sujets sont en fait hétéronomes, car soumis à des pulsions qu’ils ne peuvent plus contrôler, n’est-ce pas au contraire les protéger que d’empêcher les rencontres alors même qu’elles paraissent les épanouir ? Ou alors doit-on considérer que l’essentiel est dans le choix que l’on pose, à condition qu’il soit stable en distinguant bien sûr les rencontres multiples manifestement pulsionnelles et les rencontres durables qui expriment un attachement réciproque? Car les rencontres amoureuses ne peuvent se résumer à la sexualité. À se centrer sur le passage à l’acte de résidents, ne risque-t-on pas de passer à côté de l’essentiel : comment être à l’écoute des besoins des résidents en termes de reliance, de tendresse, d’attachement ? Comment mieux repérer le sens de leurs comportements et décoder leurs désirs, leurs attentes dans le monde institutionnel où ils ont été projetés en raison de leur vulnérabilité protéiforme : âge, solitude, handicap, maladie neuro-évolutive.
Évoquer les relations amoureuses en EHPAD s’accommode mal d’opinions générales, mais ne peut concerner que des situations singulières au cours desquelles une éthique narrative peut tenter de remettre en récit des histoires de vie. C’est ainsi que l’on peut essayer de ressaisir des parcours identitaires fragmentés par des mémoires parfois défaillantes, mais dont on aurait tort de croire qu’elles sont totalement déshabitées. Un déclic émotionnel déclenché par un air de musique, un parfum, un sourire peuvent faire surgir des souvenirs que l’on croyait éteints et qui, même fugaces, laissent dans leur sillage des sentiments complexes et obscurs, mais qui peuvent conduire à quêter des lendemains moins mornes. Et reste aussi à connaître les bouleversements neuropsychologiques propres aux maladies neuro-évolutives qui peuvent affecter nombre de résidents et qui ne peuvent pas se résumer à la maladie d’Alzheimer qui elle-même ne peut pas se résumer au terme vague de « déficit cognitif ». Qu’y a-t-il de commun entre un déficit de la mémoire épisodique qui semble avoir englouti des pans du passé et un délire d’identité qui, en présence du visage d’un être aimé, arase le sentiment de familiarité et fait croire au malade qu’il est en présence d’un sosie ? Qu’y a-t-il de commun entre un autre type de délire d’identité qui au contraire fait croire à la personne malade qu’un étranger est son époux, son compagnon, sa compagne et un comportement de désinhibition lié à une dégénérescence frontale ?
Notre société est mal préparée à affronter cette problématique. On avait pensé que l’EHPAD était un lieu où la vie ne pouvait que décroître, toutes émotions éteintes, pour bâtir des projets de vie fades, artificiels et faits davantage pour déculpabiliser la société que pour répondre aux exigences, aux contraintes, aux processus adaptatifs que l’EHPAD suscite et qui donnent aux résidents l’élan, le désir de « persévérer dans leur être »[1]. Ceci invite aujourd’hui à repenser le rôle de l’EHPAD dans la Cité. Comment vivre dans une société qui s’apprenne à être de plus en plus inclusive en faisant en sorte que les plus âgés, souvent malades, ne soient pas mis à l’écart, dans un « continent gris[2] », marginalisé, étanche au reste du monde ? En attendant, il n’y a pas de solution magique. Mais les personnels d’EHPAD savent qu’ils doivent avec les familles et les pensionnaires préparer l’avenir en établissant des lieux de paroles, en évoquant les enjeux éthiques de ces relations qui se nouent, se dénouent et peuvent bousculer. Certes les décisions à prendre peuvent s’avérer insatisfaisantes tant les situations peuvent être complexes. Il serait trop facile d’exciper d’une éthique de conviction prompte à appliquer mécaniquement des règles. Plus exigeante est une éthique de responsabilité qui tente d’accompagner résidents et familles au plus près de la vie, au plus près de leur vie. Car la difficulté est là : la vie reste têtue, jusque dans ses moments ultimes.
[1] B. Spinoza, Oeuvres III Ethique, trad. par C. Appuhn, G.F. 57 (Garnier-Flammarion, 1965).
[2] Nicole Lapierre, « Vers le continent gris », Communications 37, no 1 (1983): 1‑5, https://doi.org/10.3406/comm.1983.1547.
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