Le principe de non malfaisance : de l’éthique clinique à l’éthique minimaliste

Le principe de non malfaisance : de l’éthique clinique à l’éthique minimaliste

Roger Gil. Billet éthique, 5 septembre 2025, 178

      Personne ne devrait infliger le mal ou faire du tort. Telle est la définition que donnent Beauchamp et Childress[1] du principe de non-malfaisance. Le rapport Belmont[2] l’a identifié au principe de bienfaisance, ce dernier assimilé à « faire du bien et ne pas faire de mal ». Il s’en distingue néanmoins, car il n’a pas l’aspect positif du principe de bienfaisance et il relève plutôt de la prohibition puisqu’il désigne ce qu’il n’y a pas lieu de faire.

Aux sources de l’adage hippocratique

 Il est classique, dès que ce principe est invoqué, de citer l’adage « Primum non nocere », attribué à Hippocrate et qui se traduit par « D’abord, ne pas nuire » ou encore « En premier, ne pas nuire ». Pris à la lettre, ce précepte signifierait soit que l’objectif premier du soin est de ne pas nuire en laissant ouverte implicitement la porte à « faire du bien », soit que, à défaut de faire le bien, la priorité est à ne pas faire de mal. Force est toutefois de constater que cette locution latine n’est pas la traduction exacte de ce qu’Hippocrate avait écrit en langue grecque et qui peut littéralement se traduire de la manière suivante en la contextualisant :

Avoir, dans les maladies, deux choses en vue : être utile (ou aider ou secourir et par extension soulager[3]), ou ne pas nuire (ne pas causer du mal).

On énoncerait une alternative simple dont le sens peut toutefois être renforcé en énonçant :

Soulager, ou alors (sinon, ou du moins pour Littré) ne pas nuire

Cela reviendrait donc à penser que l’acte de soins ne comporte que deux visées possibles : faire du bien ou ne pas faire de mal. Le sens renforcé conduisant à penser que la visée du bien est prioritaire, mais que par défaut, on doit au moins ne pas faire de mal. La forme grecque de l’adage ne priorise pas comme l’adage latin la non-malfaisance, mais elle priorise la visée du bien à condition que l’acte de soins se donne par défaut pour règle de ne pas faire de mal donc d’anticiper dans ce sens les conséquences de son action qui doit éviter tout risque de malfaisance.

Le principe de non-malfaisance en éthique clinique

Comme tout principe éthique, le principe de non-malfaisance doit tenir compte et de données générales et de données contextuelles telles qu’elles s’inscrivent par exemple, dans le cadre d’un don d’organes, dans l’histoire de vie du receveur et du donneur. Ainsi, la transplantation rénale à partir du rein d’un donneur vivant est considérée comme éthiquement acceptable et même éthiquement souhaitable, car elle est conforme au principe de bienfaisance à l’égard du receveur, insuffisant rénal et, même si elle ne vise pas « le bien » pour le donneur, elle est considérée comme conforme au principe de non-malfaisance, car le prélèvement d’un greffon rénal ne comporte pas de risque vital et les complications, jugées « peu sévères et transitoires » n’affectent pas la qualité de vie[4]. On ne peut pas en dire autant du prélèvement hépatique. Car si le foie régénère rapidement à condition de laisser en place au moins 30 % de l’organe, la mortalité n’est pas nulle : elle a été évaluée à 0,27 % des cas en Europe et elle est plus importante quand le volume de foie prélevé est important ce qui est le cas des hépatectomies droites pour greffe d’adulte (0,5 %) alors qu’elle ne serait plus que de 0,1 % après hépatectomie gauche[5]. Mais même si l’on sait la détermination des équipes chirurgicales à tendre vers une mortalité nulle, la mort d’un seul donateur peut-elle être considérée comme acceptable ? Et que dire de la morbidité, certes de gravité très inégale, mais qui varie quand même de 18 à 60 % ? Peut-on considérer que la société intègre de plus en plus la prise de risque à l’égard de la vie et de la santé d’une personne sitôt que l’objectif est d’aider une autre personne[6]? Les recommandations publiées par l’Agence de la biomédecine proposent que, dans le cadre du prélèvement d’un lobe de foie, « le recours à un donneur vivant nécessite de s’assurer que le risque pour le donneur est justifié au regard du bénéfice attendu pour le receveur[7] ». Ces recommandations méritent pour le moins d’être méditées. Car peut-on établir un principe de proportionnalité entre le risque pour le donneur qui pourrait être d’autant plus grand que le bénéfice est grand pour le receveur ? Le don d’organe ne risque-t-il pas de se transformer en sacrifice de Soi proposé au donneur ? Que ceci ne soit pas la pensée explicite de l’Agence de la biomédecine n’empêche pas le risque de dérive de la représentation d’un geste qui exige une certaine abnégation et dont le caractère « exemplaire » laisse tolérer des risques. Ainsi l’évaluation de la non-malfaisance « prévisible »  d’un don de foie procède d’une évaluation du donneur potentiel en fonction de son propre état de santé physique et mentale, de ses facteurs de risques, mais aussi d’une écoute attentive de son histoire, de son récit de vie, de ses motivations, de ses doutes dans une relation intersubjective soutenue par l’empathie. La prise de décision s’intègre alors dans une médecine de la personne, appuyée sur une éthique narrative inséparable d’une éthique de la compréhension [8]. Ainsi en éthique clinique, en présence d’une situation impliquant un processus décisionnel, le principe de bienfaisance est mis en balance avec le principe de non-malfaisance comme il est d’usage dans le cadre de « principlisme[9] » qui consiste précisément à peser les enjeux éthiques en analysant les options décisionnelles à l’aune de grands principes : bienfaisance, non-malfaisance, autonomie, justice.

Non-malfaisance et éthique minimaliste

Mais par ailleurs, le principe de non-malfaisance ou de non-nuisance est aussi la clé de voûte d’une théorie morale appelée éthique minimaliste[10] qui estime que le jugement moral doit se limiter à la vérification de la non-nuisance à autrui. Ainsi seuls les torts que l’on cause aux autres peuvent être qualifiés d’immoraux, ce qui proscrit la violence, le meurtre, le vol. Par contre sont exclus du domaine moral tous les torts que l’on peut causer à soi-même (toxicomanie, alcoolisme) et même les actes de bienfaisance ou l’assistance à personnes en danger. En somme pour les minimalistes, il n’y a pas d’immoralité sans qu’il n’y ait de victimes d’une action intentionnelle. On pourrait résumer la morale minimaliste en énonçant que « tout est permis qui ne nuit pas aux autres ».  Entendons-nous bien : la morale minimaliste ne condamne pas la bienfaisance, mais elle exclut la bienfaisance comme critère d’évaluation  de la conscience morale qui ne se juge qu’à travers la non-nuisance faite à autrui. La morale minimaliste peut certes résoudre de manière rudimentaire les conditions basiques du vivre ensemble : le monde serait sans doute meilleur si les êtres humains se dispensaient de faire du mal à Autrui. Mais pour autant, peut-on admettre que l’être humain puisse tout faire qui ne nuis pas à autrui, peut-on admettre que l’être humain n’a pas de devoirs envers lui-même, peut-on admettre que l’être humain a tout pouvoir sur son propre corps ? Tels sont les questions qui opposent l’éthique minimaliste à l’éthique maximaliste défendue par Emmanuel Kant[11]. C’est dans cette opposition que se concentrent les grandes tensions éthiques du monde contemporain.

[1] Tom L. Beauchamp et James F. Childress, Les principes de l’éthique biomédicale, trad. par Martine Fisbach (Les Belles Lettres, 2008).

[2] Rapport Belmont, Principes éthiques et Directives concernant la Protection des Sujets humains dans le cadre de la recherche. Rapport de la Commission Nationale pour la Protection des Sujets humains dans le cadre de la Recherche Biomédicale et Béhavioriste, 18 avril 1979, https://www.erasme.ulb.ac.be/fr/enseignement-recherche/comite-d-ethique/consensus-ethiques/rapport-belmont.

[3] Toutefois, soulager ne figure pas dans le dictionnaire Bailly (A. Bailly et É. Egger, Dictionnaire grec-français, éd. par L. Séchan et P. Chantraine, 1 (Hachette, 1950).  ni dans le dictionnaire Pessoneaux (Émile Pessonneaux, Dictionnaire grec français (Belin, 1929).

[4] https://www.dondorganes.fr/questions/90/quels-sont-les-risques-associ%C3%A9s-au-don-dun-rein-%C3%A0-partir-dun-donneur-vivant

[5] Scatton O., Soubrane O. ; Transplantation hépatique à donneur vivant apparenté ; http://web.com/congres/cochin2005/presentation15.pdf. Le foie droit représente 60 à 70 % de la masse hépatique totale alors que le foie gauche en représente 30 à 40 %. Le prélèvement du lobe gauche est plutôt dédié à l’enfant.

[6] Moore F. Three ethical revolutions : Ancient assumptions remodeled under pressure of transplantation ; Transplantation Proceedings, 1988, 20, 1, 1061-067.

[7] Agence de la biomédecine, Recommandations formalisées d’experts sur le prélèvement et la greffe à partir de donneur vivant (Paris: Médi-text, 2009), https://www.agence-biomedecine.fr/IMG/pdf/2009_reco_formalisees_experts_pvlt_greffe_donneurs_vivants_complet.pdf, p. 44.

[8] Roger Gil, Les grandes questions de bioéthique au XXIe siècle dans le débat public, Les chemins de l’éthique (LEH éditions, 2018).

[9] Beauchamp et Childress, Les principes de l’éthique biomédicale. Op. cit. note 1.

[10] Ogien R. Que fait la police morale ? Terrain, 2007, 48, 29-48.

[11] « L’homme est une fin, tant à lui-même qu’aux autres » (Emmanuel Kant, Principes métaphysiques de la morale, trad. par CJ Tissot (Chez Levrault, 1830).

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