Le syndrome du cœur brisé ou le lourd tribut féminin à la tendresse
Roger Gil. Billet éthique, 8 novembre 2025, 184
De quoi mourut dans le désert Manon Lescaut au terme d’une marche de deux lieues, elle qui fuyait avec son amant le gouverneur du village qui avait décidé que Manon épouserait son fils. On dit qu’elle mourut d’épuisement mais il y eut aussi le stress d’une violence inouïe qui suivit l’annonce du gouverneur et qui provoqua sa fuite éperdue dans le désert[1]. Shakespeare nous dit que Lady Montague, mère de Romeo, mourut de chagrin après l’exil de son fils de Vérone. On peut mourir à la fois d’un stress physique et d’un stress émotionnel. L’un et l’autre peuvent briser le cœur. Philippe d’Orléans, ou « Monsieur », frère de Louis XIV s’écroule quelques instants après une violente dispute avec le roi qui lui reprochait l’inconduite de son fils ; il meurt le lendemain, 9 juin 1701, à l’âge de 60 ans. On évoque une attaque d’apoplexie. Dominique de Vie, serviteur dévoué d’Henri IV, mourut en 1610 en passant rue de la Ferronnerie, à l’endroit où le roi avait été assassiné. Il ressentit alors une douleur vive, rentra à grand peine chez lui et mourut[2]. Dans son ouvrage publié en 1821 Georget, médecin de la Salpêtrière[3] décrit la souffrance cérébrale, le « serrement de cœur » avec des « palpitations violentes et tumultueuses », les difficultés respiratoires qui peuvent compliquer des émotions violentes et peuvent aller jusqu’à entraîner la mort.
Dans des temps que l’on croyait obscurs, les êtres humains pensaient que le cœur était la source et le régulateur de la vie émotionnelle. Pour Platon le thumos qui siège dans la poitrine a des fonctions complexes qui articulent la raison avec le désir, les émotions, les passions généreuses[4]. Dans la Bible le lien du stress au cœur s’inverse ; ce sont des évènements de vie pénibles, douloureux, émotionnellement bouleversants qui brisent le cœur. Ainsi dans le Psaume 51(v 19) le psalmiste s’écrit
D’un cœur brisé, broyé, Dieu tu n’as point de mépris
Dans le Psaume 147 (v 3), qui est un hymne à la grandeur de Dieu
lui qui guérit les cœurs brisés et qui panse leurs blessures
Face aux faux prophètes, Jérémie s’écrie (23,9)
Mon cœur en moi est brisé,
Je tremble de tous mes membres
Le cœur apparut ainsi longtemps comme la source et le réceptacle des bouleversements émotionnels. Puis avec les progrès des sciences de la vie, quand on prit conscience que c’est grâce à son cerveau que l’être humain peut témoigner de ses pensées comme de ses émotions, la langue garda la nostalgie du mot « cœur », symbole de ce qui fait la chaleur de la vie dans les joies comme dans les peines. Et c’est ainsi que l’on continua d’utiliser le mot cœur de manière métaphorique, renvoyant tout à la fois à la bonté, à la générosité, à l’empathie, à la capacité de s’émouvoir face à la souffrance, à souffrir de la souffrance d’autres-que-soi. Mais parler de cœur brisé renvoyait à mettre l’accent non sur la source des émotions, de la sollicitude (cette personne a le cœur sur la main, c’est une personne de grand cœur) mais sur la vulnérabilité du cœur aux émotions et surtout aux émotions négatives, et même au-delà de la vulnérabilité, la fragilité du cœur, dès lors que l’on parlait de cœur brisé, donc menacé de dislocation et d’effondrement jusqu’à en mourir.
C’est en 1990 que fut décrite au Japon[5] une défaillance cardiaque très particulière simulant un infarctus du myocarde, altérant gravement la contractilité cardiaque au niveau du ventricule gauche, englobant la pointe du cœur (apex) qui se déforme et prend l’aspect d’une amphore dont le corps est ventru et dont le col est resserré, la partie ventrue correspondant à une incapacité contractile du muscle, le col resserré à une hypercontraction. Cette déformation est appelée takotsubo du nom des amphores utilisées pour pêcher les poulpes. Il s’ensuit une défaillance cardiaque majeure. Ces troubles attirent l’attention des médecins japonais qui voient les cas de myocardiopathie en takotsubo[6] appelée aussi cardiomyopathie de stress ou cœur brisé exploser en nombre après le tremblement de terre de Niigata Chuetsu en 2004[7]. Les symptômes les plus fréquents sont une douleur thoracique[8], un essoufflement, des sensations vertigineuses, une faiblesse généralisée voire une syncope. Les contractions cardiaques devenant inefficaces, le cœur s’accélère, la tension artérielle baisse. On croit à un infarctus, ce qui sera démenti par la coronarographie. Le syndrome du cœur brisé est effectivement déclenché par un évènement stressant[9] qu’il soit physique (effort majeur, défaillance respiratoire) ou émotionnel comme la mort d’une personne proche, ou une crise de colère ou encore des évènements suscitant peur, anxiété liées à des relations humaines conflictuelles ou à des accidents environnementaux. D’ailleurs, très souvent, l’évènement stressant intègre des facteurs physiques et émotionnels intriqués. Le cœur brisé semble lié à la libération massive d’hormones du stress et notamment de catécholamines. Les antécédents d’anxiété et les crises d’angoisse sont des facteurs de risques. 90 % des personnes atteintes sont des femmes le plus souvent en période post-ménopausique[10]. Cette prévalence féminine préoccupante tiendrait à la vulnérabilité des artères féminines à la vasoconstriction provoquée par le déferlement hormonal lié au stress. Il faut y ajouter la chute en période ménopausique des œstrogènes qui protègent les vaisseaux[11]. Le traitement nécessite une prise en charge dans un service spécialisé en cardiologie. 95 % des patients recouvrent une fonction cardiaque normale en quelques semaines. La mortalité est d’environ 5 %[12]. Encore faut-il ajouter que dans quelque 4 % des cas un évènement heureux (mariage, devenir grand-mère, gains répétés à des jeux d’argent, réussir à un entretien d’embauche…) peut aussi entraîner un takotsubo. Le cœur peut donc aussi être brisé par des émotions heureuses sans doute parce qu’elles sont ressenties de manière trop intense. Il n’en demeure pas moins que les évènements malheureux sont plus nocifs pour le cœur que les évènements heureux.
Ainsi le cœur brisé a perdu son statut de métaphore pour désigner une réalité concrète[13] qui manifeste la fragilité charnelle de l’être humain et qui peut aller jusqu’à entraîner la mort. On peut aussi constater que les progrès scientifiques doivent composer avec une anthropologie humaine c’est-à-dire avec un discours sur l’être humain qui, certes de manière confuse, avait entrevu les liens entre le cœur et les émotions. Enfin le cœur brisé montre une fois de plus l’inanité des distinctions entre les souffrances morales et les souffrances physiques. Déjà des publications neuropsychologiques ont attiré l’attention sur le fait que les situations d’exclusion sociale activaient en imagerie cérébrale des zones du cerveau impliquées dans la dimension émotionnelle des douleurs physiques. On peut légitimement se poser la question de savoir si le diagnostic de cœur brisé n’est pas souvent méconnu chez des personnes de haute vulnérabilité, âgées, porteuses d’antécédents cardio-vasculaires auxquels sera imputé tout trouble simulant un infarctus du myocarde. Cela incite aussi à accorder une attention particulière à l’égard des stress émotionnels des sujets âgés et à toute situation de maltraitance. Sur un plan éthique, le diagnostic et l’accompagnement des personnes malades doivent sans cesse rassembler les dimensions bio-psycho-sociales des êtres humains, êtres de chair au sens de corps vivants, lieux de leur épanouissement mais aussi lieux de leur vulnérabilité, lieux qui abritent leurs émotions, leurs pensées, leur spiritualité et qui devraient inviter à la fraternité d’une commune destinée.
[1] Antoine François Prévost, Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, éd. par Claire Jaquier (Gallimard, 2001).
[2] Une société de gens de lettres, Biographie Universelle Classique, Ou Dictionnaire Historique Portatif:f. S – Z Et Supplément (Charles Gosselin, 1829).
[3] Jean-Etienne Georget, De la physiologie du systeme nerveux, et specialement du cerveau ; recherches sur les maladies nerveuses (etc.) (Bailliere, 1821).
[4] Olivier Renaut. Le rôle de la partie intermédiaire (thumos) dans la tripartition de l’âme. Plato Journal, 2006, 6, 10.14195/2183-4105_6_1. hal-01443129
[5] par le docteur Hikaru Sato d’Hiroshima
[6] Nous écrivons « en takotsubo » pour exprimer la forme que prend le cœur « en amphore »
[7] Yoshihiro J. Akashi et Masaharu Ishihara, « Takotsubo Syndrome: Insights from Japan », Heart Failure Clinics 12, no 4 (2016): 587‑95, https://doi.org/10.1016/j.hfc.2016.06.009.
[8] qui peut irradier dans le bras gauche et les mâchoires
[9] dans les un à cinq jours précédents
[10] Christian Templin et al., « Clinical Features and Outcomes of Takotsubo (Stress) Cardiomyopathy », The New England Journal of Medicine 373, no 10 (2015): 929‑38, https://doi.org/10.1056/NEJMoa1406761.
[11] https://www.agirpourlecoeurdesfemmes.com/actualite/coeur-des-femmes/Ruptures-sentimentales-sociales-economiques%E2%80%A6-Principales-causes-du-syndrome-du-coeur-brise
[12] Brenton Boyd et Tia Solh, « Takotsubo Cardiomyopathy: Review of Broken Heart Syndrome », JAAPA: Official Journal of the American Academy of Physician Assistants 33, no 3 (2020): 24‑29, https://doi.org/10.1097/01.JAA.0000654368.35241.fc.
[13] qu’on pourrait appeler en réthorique une hyperbole.
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