Alzheimer. La mémoire sociale de la souris n’est pas celle des êtres humains.
Roger Gil. Billet éthique, 23 novembre 2025, 186
La grande presse a largement relayé un travail réalisé par une équipe de recherche américaine de l’Université de Virginie [1]explorant la mémoire sociale de souris constituant des modèles murins de maladie d’Alzheimer. Dans l’introduction de leur publication les auteurs écrivent que la perte de la mémoire sociale altère la capacité des patients atteints de maladie d’Alzheimer à reconnaître leurs proches et leurs aidants ; ils expliquent que leur étude porte sur le rôle des réseaux périneuronaux entourant les neurones d’un secteur de l’hippocampe[2] qui est, effectivement une structure électivement atteinte par la maladie d’Alzheimer et auquel on impute les troubles de la mémoire explicite et notamment de ce que la neuropsychologie appelle la mémoire épisodique c’est-à-dire la mémoire des événements de la vie.
Un grand média interprète ainsi cette recherche animale en écrivant : Les malades d’Alzheimer perdent d’abord le souvenir des visages et de leurs proches avant même d’oublier les objets. Ils poursuivent : Des chercheurs viennent d’identifier la cause de cette perte de mémoire sociale et il disposerait même potentiellement de médicaments protecteurs »…. une avancée prometteuse, mais qui nécessite encore des essais chez l’humain » [3] ». Un journal régional français titre : Maladie d’Alzheimer : bientôt un traitement pour ne pas oublier ses proches ?[4] Un autre média titre de manière emphatique : « Nous savons enfin pourquoi les personnes souffrant d’Alzheimer oublient leur famille et leurs amis : une altération des « filets protecteurs » entourant les neurones et perturbant leur communication[5] ». Enfin un autre journal titre : Maladie d’Alzheimer : premier pas vers un traitement qui permettrait de ne pas oublier ses proches[6].
De tels effets d’annonce ne correspondent en aucun cas à une transposition raisonnable à la personne humaine des observations faites chez ces souris. Sans remettre en question la qualité de cette recherche, elle indique simplement que l’altération des réseaux périneuronaux des souris entraîne une incapacité des animaux à reconnaître des congénères qui leur ont déjà été présentés alors que la reconnaissance d’objets antérieurement présentés dans leur environnement était préservée. Le terme de mémoire sociale est peut-être applicable aux souris qui se comportent de manière familière avec des congénères qu’elles ont déjà rencontrées, mais pour autant faire un saut de la souris à l’être humain, impose une grande prudence.
Les chercheurs notent en effet que l’on peut observer dans les formes évoluées de la maladie d’Alzheimer des difficultés « pour reconnaître des visages familiers, se souvenir des noms et des interactions passées ». Certes, il s’agit là de troubles dont le cumul peut être dénommé mémoire sociale, mais qui ne s’inscrivent pas de manière homogène et synchrone dans la maladie d’Alzheimer.
Encore ne faut-il pas confondre les troubles de la mémoire, effaçant le souvenir des personnes rencontrées et les difficultés de reconnaissance des visages. En effet la personne atteinte de maladie d’Alzheimer peut avoir du mal à se souvenir de personnes étrangères et notamment d’aides de vie qui interviennent au nom de structures sociales pour les assister au quotidien : elles peuvent ne pas être reconnues, car la personne atteinte de maladie d’Alzheimer ne se souvient pas de leur visite. Toute autre est la difficulté de reconnaissance des visages familiers, donc des proches, qu’il s’agisse de l’aidant ou l’aidante principal, compagnon ou compagne, épouse ou époux, fille ou fils, en somme des proches connus de longue date. Cette difficulté de reconnaissance des visages familiers est un signe très tardif dans la maladie d’Alzheimer. Il ne s’agit pas d’un trouble de la mémoire, mais d’un trouble de l’identification perceptive des visages[7]. Il faut de plus souligner que, même quand ces proches et notamment l’aidant principal ne sont pas explicitement reconnus et que la personne malade ne peut donc pas dire leur nom, on constate habituellement que la personne malade les accueille chaleureusement, qu’elle est heureuse de leur présence, car persiste un sentiment de familiarité, une sorte de reconnaissance implicite, inconsciente. On a même pu voir pendant la pandémie combien des résidents d’ehpad atteints d’Alzheimer ont souffert de l’absence ou de la limitation des visites des proches ou du port du masque qui abolissait le sentiment de familiarité. Car même en l’absence de reconnaissance explicite des êtres aimés leur présence les apaisait, et donnait même sens à leur envie de vivre. Ces comportements n’ont rien à voir avec les observations faites chez des souris, car les congénères qu’elles ne reconnaissent pas ne peuvent pas être considérées des proches puisque ce sont des souris qui leur sont étrangères et qui leur ont été présentées quelques instants auparavant. Il en est de cette étude comme de beaucoup d’autres, elle ne teste chez la souris que la mémoire à très court terme[8] : certes le déficit concerne les congénères et non les objets, ce qui explique l’imputation des troubles à la « mémoire sociale » des rongeurs, dont l’interprétation ne procède que de l’observation comportementale des animaux qui montre que ces souris se comportent de manière familière. Mais cette manifestation d’une forme de mémoire n’a rien à voir avec la mémoire humaine autobiographique à long terme des proches, solidement intégrés dans l’histoire identitaire des êtres humains. Le comportement familier des souris ne dit rien sur la reconnaissance perceptive de leurs congénères. En outre la mémoire sociale de la souris[9], et les limites de son exploration[10] ne sont pas superposables à la complexité chez l’être humain de ce concept d’ordre sociologique[11] qui concerne l’ensemble des interactions sociales de l’individu avec son environnement humain. La prudence impose de ne pas céder à l’anthropomorphisme !
En tout état de cause, des effets d’annonce qui partent de bonnes intentions ne doivent pas conduire à aggraver les représentations sociales de la maladie d’Alzheimer et à considérer que la maladie engloutit inexorablement les proches dans l’oubli. La maladie d’Alzheimer préserve heureusement et longtemps de larges pans de la vie affective et émotionnelle ; elle épargne longtemps la capacité de reconnaître les proches et de se sentir bien en leur présence.
[1] Lata Chaunsali and others, ‘Degradation of Perineuronal Nets in Hippocampal CA2 Explains the Loss of Social Cognition Memory in Alzheimer’s Disease’, Alzheimer’s & Dementia: The Journal of the Alzheimer’s Association, 21.10 (2025), p. e70813, doi:10.1002/alz.70813.
[2] dit CA2
[3] Futura, 18 novembre 2025. https://www.futura-sciences.com/sante/actualites/maladie-alzheimer-alzheimer-chercheurs-ont-decouvert-famille-amis-effacent-memoire-127577/
[4] La Dépêche, 13 11 2025 https://www.ladepeche.fr/2025/11/13/maladie-dalzheimer-bientot-un-traitement-pour-ne-pas-oublier-ses-proches-13050025.php
[5] Valisoa Rasolofo·14 novembre 2025 TRust my science https://trustmyscience.com/nous-savons-enfin-pourquoi-personnes-souffrant-alzheimer-oublient-famille-et-amis/
[6] Le Dauphiné libéré https://www.facebook.com/ledauphinelibere/posts/des-chercheurs-am%C3%A9ricains-ont-d%C3%A9couvert-que-prot%C3%A9ger-les-r%C3%A9seaux-p%C3%A9rineuronaux-p/1269782038517382/
[7] que l’on appelle prosopagnosie et qui apparaissent quand les lésions s’étendent vers les régions postérieures du cerveau bien en arrière de l’hippocampe.
[8] Meghan Cum and others, ‘A Systematic Review and Meta-Analysis of How Social Memory Is Studied’, Scientific Reports, 14.1 (2024), p. 2221, doi:10.1038/s41598-024-52277-z.
[9] limitée à un comportement d’approche indiquant la reconnaissance ou un sentiment de familiarité à très court terme l’égard de congénères
[10] Christophe Clément Rey and others, ‘Altered Inhibitory Function in Hippocampal CA2 Contributes in Social Memory Deficits in Alzheimer’s Mouse Model’, iScience, 25.3 (2022), doi:10.1016/j.isci.2022.103895.
[11] Paul Sabourin, ‘Perspective sur la mémoire sociale de Maurice Halbwachs’, Sociologie et sociétés, 29.2 (1997), pp. 139–61, doi:10.7202/001661ar.
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