L’hyperconnexion: De la passivité à la responsabilité.
Roger Gil. Billet éthique, 8 août 2025, 174
Qui échappera demain à la connexion ? Qui peut, dès aujourd’hui, échapper à la connexion ?
Il faut dire que savamment les grandes entreprises du web et de la téléphonie mobile ont su donner le goût de la connexion. Chercher un itinéraire sur le web est tellement plus commode quand le smartphone connaît notre localisation. Savoir combien d’étages ont été montés, combien de kilomètres ont été parcourus aujourd’hui ou hier encourage à prendre soin de son corps. Répertorier les innombrables photos emmagasinées dans le smartphone, indiquer pour chacune le lieu et l’heure de la prise de vue tiennent lieu de béquille heureuse à une mémoire qui seule ne peut assumer l’entrepôt d’un tel nombre d’informations. Retrouver d’un clic au sein de courriers électroniques pléthoriques celui que l’on savait bien avoir reçu évite des recherches qui, diligentées de manière mécanique, auraient été fastidieuses. Diffuser des messages ou des photographies aux « amis » répertoriés dans les réseaux sociaux rend inutiles les messages individuels qu’il faut écrire, poster et laisser interminablement cheminer. Si l’homme est un « être-au-monde », si la relation à l’Autre tient à sa sociabilité naturelle[1], si la communication l’ouvre à l’empathie et si l’empathie l’ouvre à la communication, la connexion, quant à elle, n’est pas un besoin qui tient à la nature humaine elle-même. Le génie des GAFA, ce groupe des géants du web[2] a bien été de créer des besoins et, avec de l’offre, de créer de la demande. Certes, il est vrai que la connexion permet la communication qui, elle, est un besoin naturel et qui plus est une communication amplifiée, optimisée, facilitée. Elle permet aussi un accès largement ouvert à la culture et même à des jeux sérieux qualifiés « d’outils pédagogiques puissants »[3]. Elle permet aussi l’accès aux jeux qui font partie, eux, des besoins naturels des humains et de nombre de mammifères. Mais la communication, la culture, les jeux sont-ils les raisons d’être ou les prétextes de la connexion, les quelques arbres qui cachent la forêt ?
Car la connexion devenue une hyperconnexion sans cesse grandissante vise d’abord à emmagasiner des données, des data qui constituent le retour sur investissement des entreprises du GAFA et de bien d’autres. Car la connexion aspire dans des supercalculateurs des nombres immenses de données qui concernent chaque personne connectée qui livre son cadre de vie, ses déplacements, ses goûts, ses relations, ses choix culturels, ses opinions, ses émotions à une oligarchie numérique qui ajoute d’autres masses immenses d’informations venues de nos parcours de santé, des séquençages de notre patrimoine génétique certes réservés en France à des indications médicales, mais qui sont librement accessibles sur internet avec un peu de salive et quelques poignées de dollars dès lors que l’on souhaite accéder à des informations généalogiques voire à la recherche de ses origines. Les données numériques ne connaissent pas de poubelle. Elles visent, aidées par l’intelligence artificielle, à produire des algorithmes prédictifs des comportements de chacun pour mieux cibler les offres de biens et de services qui nourrissent l’économie mondiale.
Nul n’arrêtera l’hyperconnexion. Il n’est pas question de nier ses bienfaits, mais il n’est pas question non plus de nier ses risques. L’un d’eux est de faire des êtres humains des instruments de plus en plus transparents au service d’une économie de marché considérée comme la condition sine qua non de la prospérité du monde.
Car le monde de l’entreprise doit aussi se rallier à l’hyperconnexion, celle de leurs personnels, celle de leurs clients. La gestion des ressources humaines en sera facilitée, les clients pourront bénéficier de services d’autant mieux adaptés que leur profil sera disséqué. Mais à quels autres usages serviront les données ainsi collectées ? À mesurer les performances des personnels ? À disposer de fichiers clients négociables auprès d’autres entreprises ? Dans ce domaine aussi l’hyerconnexion n’est ni bonne ni mauvaise en soi ; elle dépendra de l’usage qui en sera fait. Or l’éthique de l’hyperconnexion ne peut se résumer en une déontologie sécuritaire appuyée sur des lois même si une régulation est nécessaire. Elle appelle à une prise de conscience de ses enjeux pour tenter d’imposer ses seules pratiques vertueuses. Pour dire qu’elles ne peuvent être au sein d’une entreprise le mode exclusif de communication avec les employés et les clients, mais qu’elles doivent au contraire être les auxiliaires de la communication. Mais n’est-ce pas être exagérément optimiste ? Les données numériques fabriquent des identités numériques qui voilent la dimension charnelle de l’humanité ; elles substituent à l’empathie interhumaine des connaissances stratifiées sur des profils humains que l’on dit personnalisés, mais non personnels et dont on espère prédire le comportement par des algorithmes réducteurs. L’inventaire des bénéfices de l’hyperconnexion ne vaudra que si des vastes débats s’engagent sur ses risques. Et si les hyperconnectés savent passer du statut d’hyperconnectés séduits et passifs au statut d’hyperconnectés lucides et responsables, ce qui ne va pas sans une capacité de résistance. Car il ne s’agit que de mettre l’hyperconnexion au service des humains, en somme de refuser le « pâtir » pour retrouver « l’agir »[4]. À moins qu’il ne soit trop tard.
[1] Au sens où Aristote disait que « l’homme est, par nature, sociable ».
[2] Google, Apple, Facebook et Amazon et Microsoft.
[3] http://myseriousgame.com/
[4] Platon, Théétète, in Platon, Œuvres complètes, Tome VIII – 2° partie, trad. A. Diès, Collection des universités de France, Paris, Les Belles Lettres, 1950, p. 177.
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