Le principe de bienfaisance procréative

Le principe de bienfaisance procréative

Roger Gil. Billet éthique, 16 août 2025, 175

           Deux philosophes des Universités de Melbourne et d’Oxford[1] [2] ont souhaité dans la première décennie de ce siècle bouleverser la morale procréative, en édictant un nouveau devoir, à savoir « l’obligation morale de « créer » des enfants « les plus avantagés » qu’il est possible, ayant, compte tenu de leur patrimoine génétique, la meilleure chance d’avoir la meilleure vie », le meilleur « bien-être. Ils érigeaient ainsi un nouveau principe moral qu’ils appellent le principe de la bienfaisance procréative selon lequel les couples qui décident d’avoir un enfant ont moralement raison de sélectionner l’enfant qui, en fonction de leur patrimoine génétique, a toutes les chances de jouir du meilleur bien-être. Ils veulent ainsi s’opposer à l’intuition commune selon laquelle l’enfant est un « don » de la Nature ou de Dieu, que ses qualités sont imprévisibles, et qu’il doit être accepté tel qu’il est. Il s’agit là au contraire de tout faire pour sélectionner l’enfant qui paraîtra le plus avantagé aux yeux des futurs parents. Ceci implique certes que les parents puissent faire appel à toutes les techniques d’assistance procréative disponibles : avant la conception, par exemple, en ayant recours à une insémination artificielle avec du sperme dont les spermatozoïdes X et Y auront été préalablement séparés, ce qui permet de choisir le sexe. Le diagnostic préimplantatoire permet de détecter des anomalies chromosomiques et un nombre croissant de maladies génétiques et d’effectuer ainsi un tri d’embryons. Cette technique est promise en outre à des progrès incessants. Reste le diagnostic prénatal qui n’ouvre que sur l’interruption de la grossesse, sauf s’il existe des possibilités de traitement du fœtus dans l’utérus de sa mère. Les auteurs revisitent ainsi le concept de vie bonne et de handicap. La vie bonne s’entend du bien-être dans le contexte offert et choisi par les parents. Il ne s’agit donc pas d’un eugénisme étatique témoignant d’un biopouvoir autoritaire, mais d’un eugénisme parental ou libéral témoignant d’un libre choix des parents que les pouvoirs publics ne devraient selon les auteurs que faciliter, en évitant toute législation contraignante et en promouvant l’accès aux biotechnologies. Telle serait l’autonomie procréative qui s’oppose à la conception de Habermas[3] selon laquelle le futur de l’enfant ne doit pas être prédéterminé, mais doit être un futur ouvert, préservant ce que Heidegger[4] appelait son « pouvoir être ». La bienfaisance procréative est une bienfaisance normative dont les normes ne sont définies que par les seuls parents qui décident seuls de ce qu’ils considèrent comme la meilleure vie possible pour leur enfant : l’autonomie procréative est en fait un libre arbitre permettant au seul dioptre du génome (par le tri d’embryons ou la modification des gènes[5]) de choisir un enfant en fonction de multiples critères. Il s’agit certes d’écarter les maladies et les déficiences génétiques, mais en admettant des exceptions limitées sitôt qu’il peut être démontré que la déficience est relative au contexte familial et social de l’enfant : ainsi en est-il de parents atteints de surdité et qui considèrent que leur futur enfant serait désavantagé dans son contexte de vie s’il avait une audition normale[6]. Mais à vrai dire les auteurs peinent à trouver des exemples qui feraient d’une « déficience », un « avantage » en termes d’insertion sociale donc de vie meilleure. Il s’agit aussi de choisir dans une perspective mélioriste un enfant aux qualités optimales, voire augmentées (taille, intelligence, etc…), satisfaire à des préférences tenant comme par exemple au sexe, à la couleur des yeux. Le pouvoir des parents s’étend ainsi sur une large palette qui mêle leurs préférences esthétiques et émotionnelles, l’éradication de tout ce qu’ils considèrent comme une déficience inacceptable, et, au-delà même d’une vision capacitiste, une ouverture au méliorisme et, par lui, aux rêves transhumanistes.

De telles propositions conduisent à faire de l’enfant une production, voire une création[7] des parents auxquels tout pouvoir est donné pour que naisse un enfant conforme aux représentations des qualités qui, pour eux, donneraient à leur enfant « la meilleure chance d’avoir la meilleure vie ».  La question cruciale est celle de savoir quelles conceptions de l’humanité reflète ce que les deux philosophes présentent comme un principe moral.

On peut d’abord constater que la sélection d’embryons qui est au cœur de cette bienfaisance procréative enferme la procréation dans les biotechnologies de la reproduction : ce nouveau principe moral imposerait la fécondation in vitro (indispensable au diagnostic préimplantatoire) comme la seule garantie possible à une nouvelle forme d’utilitarisme voué à la naissance des meilleurs embryons susceptibles d’avoir la meilleure vie. Ainsi serait consommée une rupture totale entre la sexualité et la procréation. Est-ce souhaitable ? Est-ce possible ? Est-ce même réaliste ? La marque transhumaniste de cette stratégie procréative n’est-elle pas précisément aussi dans son caractère élitiste et inégalitaire.

On comprend que la FIVETE[8] puisse faire le bonheur de personnes en quête de parentalité. Mais vouloir imposer la FIVETE au nom d’un principe moral constructeur de l’enfant idéal expose à une réification de l’embryon dont on veut faire techniquement un produit conforme aux représentations de ses parents. Mais que se passera-t-il alors si l’enfant, à sa naissance,  ne répond pas aux représentations qui avaient été construites ? 

Le principe de bienfaisance procréative croit pouvoir définir les critères de la meilleure vie possible. Mais qu’est-ce qu’une vie meilleure ? S’agit-il de viser une vie meilleure ou s’agit-il de penser au bonheur de l’enfant attendu ? Le bonheur d’un enfant ne peut-il être tributaire que de son génome [9]? Accueillir un enfant, est-ce accueillir un produit fini dont on aurait écrit le destin ou est-ce accueillir une personne pour l’accompagner pendant son enfance vers le choix de son destin ? On peut concevoir que le devoir moral des parents est de faire en sorte que leurs enfants aient la meilleure vie possible, mais pourquoi penser que seuls les enfants sélectionnés génétiquement pour être les « meilleurs possibles » auraient les meilleures chances d’avoir le meilleur bien-être, en somme d’être les plus heureux ?[10] L’erreur du principe de bienfaisance procréative est de lier finalement la sélection génétique des enfants et leur futur bonheur. L’épanouissement de l’enfant dépend aussi de la manière dont il est accueilli, entouré, aimé, élevé, éduqué, ce qui ne peut être l’apanage des seuls enfants préalablement sélectionnés.

Il reste enfin un ultime danger coextensif à la bienfaisance procréative présentée comme un devoir moral. En effet, décider d’accueillir un enfant en situation de handicap serait-il alors considéré comme une faute morale ? En fait, le principe de bienfaisance procréative se veut la béquille éthique de ce droit à l’enfant choisi et parfait promis depuis longtemps par des officines surfant sur les techniques de biologie de la reproduction humaine. Souvenons-nous de l’éphémère « Banque de sperme des génies[11] » (Genius sperm bank), crée par Robert Klark Graham, riche homme d’affaires américain qui rêva de sauver l’humanité de la décadence intellectuelle proposant sur catalogue du sperme conservé dans ce qu’il appelait le Repository for germinal choice où des couples pouvaient trouver du germe de géniteurs performants tant sur le plan intellectuel que physique et, parmi eux, des prix Nobel. En somme, ce principe de bienfaisance procréative n’est-il pas un avatar du consumérisme et du capacitisme qui pourraient remettre en question la conviction éthique fondatrice qu’est l’égale dignité de tous les êtres humains.

[1] J. Savulescu, « Procreative Beneficence: Why We Should Select the Best Children », Bioethics 15, nos 5‑6 (2001): 413‑26, https://doi.org/10.1111/1467-8519.00251. Julian Savulescu est l’élève de Peter Singer, philosophe utilitariste, fondateur de l’antispécisme, qui prône l’égalité entre toutes les espèces vivantes et qui a aussi introduit le concept d’avortement post-natal.

[2] Julian Savulescu et Guy Kahane, « The Moral Obligation to Create Children with the Best Chance of the Best Life », Bioethics 23, no 5 (2009): 274‑90, https://doi.org/10.1111/j.1467-8519.2008.00687.x.

[3] Jürgen Habermas, L’avenir de la nature humaine: Vers un eugénisme libéral ? trad. par Christian Bouchindhomme (Gallimard, 2015).

[4] Martin Heidegger, Être et temps, trad. par Emmanuel Martineau (Édition numérique hors commerce, s. d.), http://t.m.p.free.fr/textes/Heidegger_etre_et_temps.pdf.

[5] grâce au CRISPR-Cas9

[6] comme ce couple de lesbiennes américaines qui en 2002 ont fait appel à un ami lui-même sourd comme donneur de sperme : https://www.liberation.fr/planete/2002/04/10/un-couple-de-sourdes-fait-naitre-un-enfant-sourd_39977

[7] Selon le terme de Savulescu, note 1.

[8] Fécondation in vitro et transfert d’embryons

[9] Jean-Hugues Déchaux, « Un bébé presque parfait », La Vie des idées, La Vie des idées, 5 juin 2018, https://laviedesidees.fr/Un-bebe-presque-parfait.

[10] Rebecca Bennett, « The Fallacy of the Principle of Procreative Beneficence », Bioethics 23, no 5 (2009): 265‑73, https://doi.org/10.1111/j.1467-8519.2008.00655.x.

[11] Disparue en 1999, deux ans après la mort de son fondateur après avoir fait naître 229 enfants. Voir David Plotz, The Genius Factory: The Curious History of the Nobel Prize Sperm Bank (New-Yok: Random House Publishing Group, 2005) et Roger Gil, Les grandes questions de bioéthique au XXIe siècle dans le débat public, Les chemins de l’éthique (LEH éditions, 2018).

 

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