Du chant du coq au patrimoine sensoriel de l’humanité : une éthique du vivant

Du chant du coq au patrimoine sensoriel de l’humanité : une éthique du vivant

Roger Gil. Billet éthique, 22 août 2025, 176

     Le coq Ricco n’aura pas pu savourer sa victoire[1]. Le Tribunal de Bourgoin-Jallieu dans l’Isère, saisi par ses propriétaires, lui avait fait justice ce 4 juillet 2025, en décidant qu’il ne représentait pas une nuisance sonore, déboutant ainsi la plainte d’une voisine qui estimait que le gallinacé chantait trop fort de jour comme de nuit et devait donc d’une manière ou d’une autre, être réduit au silence. Plus de 30 000 citoyens avaient signé une pétition en sa faveur[2]. Ce fut hélas un renard qui, le 23 juin, tua le coq et deux de ses compagnes. Les propriétaires tenaient après quatre ans de litiges, que le procès soit maintenu afin que soit reconnu à titre posthume à Ricco « le droit d’être là » dans leur demeure campagnarde.  La défense s’était appuyée sur la loi dite « du coq Maurice » du 29 janvier 2021 relative au patrimoine sensoriel des campagnes françaises[3].

La reconnaissance du patrimoine sensoriel de l’humanité

 

 Cette heureuse dénomination de patrimoine sensoriel, choisie par le Parlement, ramène soudainement à la vraie vie. C’est par les sens que, depuis les premiers commencements de nos vies, les bruits, les images, les odeurs, les sensations perçues par le corps, sont entrés en nous et nous ont construits comme « esprit-incarné » « esprit-chair », lieu de confluence permanente entre «  l’intériorité du moi et l’extériorité du monde »[4]. Hélas l’industrialisation effrénée, l’hypertrophie des villes, la concentration des administrations publiques, ont connoté négativement une sensorialité vécue non comme une ouverture au monde, mais comme une agression du monde. Les bruits sont devenus des nuisances sonores, de plus en plus envahissantes, les odeurs sont devenues « irrespirables » qu’elles émanent d’usines ou de véhicules aux moteurs mal réglés et que dire aussi de lumières aveuglantes et scintillantes de certains messages publicitaires.

Quand des citadins fuyant la ville s’agacent du chant des coqs

 

Et il arrive ainsi que l’homme des villes (homo urbis), lassé ou agacé, veuille redevenir l’homme des champs (homo arvensis). Parfois, cette démarche préconsciente le conduit à habiter à la périphérie de villes, dans des champs devenus des lotissements en périphérie d’autres champs.  Mais l’homo urbis a pu tant souffrir des bruits que tous peuvent susciter agacement voire intolérance. Et c’est là que surgit l’inattendu : entendre le chant d’un coq ! Un tel animal peut-il agresser par ses vocalises matinales des citadins, devenus « néo-ruraux » qui pensaient que les campagnes devaient être des déserts sonores ! Et c’est ainsi qu’en juin 2019, dans l’île d’Oléron, le coq Maurice (ou plutôt sa propriétaire) fut assigné en justice par des voisins incommodés par ses chants[5]. Le tribunal de Rochefort autorisa le gallinacé à poursuivre ses ébats vocaux ! Mais en mai 2020, en Ardèche, le coq Marcel fut occis énergiquement d’un coup de fusil par un voisin incommodé par ses chants[6]. Le juge sanctionna ce geste par 5 mois de prison avec sursis et le justiciable exprima des regrets sincères[7]. Certes, Voltaire avait dit : « Il n’y a pas de mal dont il ne naisse un bien[8] ». Sans qu’on ne soit tenu de croire à la réalité statistique de cette assertion, il faut sans doute admettre qu’elle est parfois vraie. En tout cas force fut de constater l’émoi ressenti par l’opinion publique à la suite des aventures de ces deux coqs comme la prise de conscience qu’ils éveillèrent : la nature a ses bruits et ses odeurs, ils sont les témoins mêmes de la vie. Le propriétaire de Marcel lança une pétition qui rassembla quelque cent mille signatures et il créa une association appelée : « Laissons-les chanter, protégeons le patrimoine rural ». Et le texte de la pétition précisa : «Nous sommes en Ardèche, fier territoire rural, alors qui sera la prochaine victime : le chant des tourterelles, la moisson du blé, les tomates qui poussent, le braiment de l’âne, le son de nos clochers ou la mise en pâturage de nos vaches[9] ?

Le patrimoine sensoriel des campagnes et l’éthique du vivant
 

  L’essentiel était dit, à partir d’évènements humbles vécus dans ces campagnes, que la bio- éthique ne peut pas ignorer. L’environnement humain n’est pas seulement celui des villes qui tentent pour certaines de conserver des îlots de verdure, il est d’abord et surtout celui des campagnes où les êtres humains peuvent encore respirer l’histoire de leurs origines. Car la bioéthique n’est pas que l’éthique biomédicale, elle est, dès le début de son histoire, l’éthique du vivant. C’est en 1927 que le pasteur allemand Fritz Jahr crée le terme de bioéthique qui est pour lui l’éthique du bios qui lui inspire l’impératif bioéthique qui étend l’impératif catégorique de Kant et qu’il formule de la manière suivante : «  Respecte chaque être vivant en général comme une fin en soi et traite le si possible comme tel »[10]. Il en appelait ainsi aux responsabilités éthiques non seulement à l’égard des autres êtres humains, mais aussi à l’égard de tous les êtres vivants qu’il s’agisse des animaux et des plantes. C’est la même pensée que l’on retrouve chez Albert Schweitzer (1875-1965), pasteur lui aussi, théologien, mais aussi philosophe et médecin, qui déclarait que « L’homme qui pense éprouve le besoin de témoigner le même respect de la vie à toute volonté de vivre autre que la sienne »[11]. C’est ce qu’il appelait « le principe absolu, fondamental de l’éthique, ainsi que le postulat fondamental de la pensée ». Et il ajoutait :

La grande lacune de l’éthique jusqu’à présent est qu’elle croyait n’avoir affaire qu’à la relation de l’homme à l’égard des humains. Mais en réalité, il s’agit de son attitude à l’égard de l’univers et de toute créature qui est à sa portée. L’homme n’est moral que lorsque la vie en soi, celle de la plante et de l’animal aussi bien que celle des humains, lui est sacrée, et qu’il s’efforce d’aider dans la mesure du possible toute vie se trouvant en détresse[12].

Quand la Nature participe de l’identité culturelle des territoires

 

Ce mouvement d’opinion, parti d’espaces ruraux ou décidés à résister à une urbanisation oppressive, incita le Parlement à accélérer l’examen d’un projet de loi déposé en 2019. La loi, adoptée le 29 janvier 2021, inclut les bruits et les odeurs dans le patrimoine sensoriel de l’humanité qui n’est plus limité à la sphère visuelle, celle des sites naturels classés[13]. Ce terme de patrimoine a sans doute une connotation possessive qui puise son acceptabilité éthique dans la conviction de la responsabilité de chacun à être le gardien de ce patrimoine et à le transmettre de génération en génération. Restera alors à dresser l’inventaire des bruits et des odeurs qui qualifieront sur le plan auditif et olfactif l’identité culturelle des territoires en fonction de leur géographie, de leur climatologie, de leurs particularités minérales, végétales, animales, bref en fonction de leurs écosystèmes. Il y aura bien sûr le chant des coqs, des cigales ou des grillons ; le coassement des grenouilles et des crapauds, le croassement des corbeaux et le hululement des chouettes, le roucoulement des tourterelles et des pigeons, l’odeur du foin et les odeurs plus contrastées de l’ensilage des fourrages, l’odeur des champs de blés et de lavande, mais aussi de la bouse et du purin. Cet inventaire sans doute long permettra aussi de redécouvrir et de nommer des bruits et des odeurs oubliés. Assurer la protection du patrimoine sensoriel, c’est assurer la protection des formes si diverses de vies dont elles portent témoignage. La loi de 2021 fut complétée par la loi du 15 avril 2024 consacrant dans le Code civil le principe de responsabilité fondée sur les troubles anormaux du voisinage, posé par la jurisprudence, tout en l’assortissant de limites destinées à protéger bruits et odeurs appartenant au patrimoine sensoriel et liées à des activités agrestes antérieures à l’installation de personnes qui pourraient se déclarer incommodées[14].

Le vivre-ensemble de vivants solidaires sur une Terre commune

 

Le vivre-ensemble ne peut pas être confiné aux seules relations interhumaines. Parce qu’elle incite à la redécouverte et au respect de la polyphonie sensorielle du monde des vivants et de ses relations avec la Nature, la loi de 2021 aurait pu figurer parmi des lois dites de bioéthique. Elle peut être ainsi un rappel du devoir, pour chaque être humain de préserver la vie sur une Terre qu’il faudrait transmettre moins enlaidie et moins souffrante qu’elle n’a été reçue.  Et c’est ainsi que le chant de coqs aura pu humblement éveiller une prise de conscience de la nécessaire solidarité entre êtres vivants, habitant la même Terre livrée à la garde de l’humanité.

[1] https://www.lefigaro.fr/faits-divers/le-coq-ricco-qui-devait-etre-fixe-sur-son-sort-judiciaire-ce-vendredi-a-ete-tue-par-un-renard-20250704

[2] https://www.lefigaro.fr/faits-divers/le-coq-ricco-qui-devait-etre-fixe-sur-son-sort-judiciaire-ce-vendredi-a-ete-tue-par-un-renard-20250704

[3] https://www.vie-publique.fr/loi/278224-loi-29-janvier-2021-protection-patrimoine-sensoriel-campagnes-francaises#:~:text=Bluesky%20 (nouvelle%20fen%C3%AAtre)-,Loi%20du%2029%20janvier%202021%20visant%20%C3%A0%20d%C3%A9finir%20et%20prot%C3%A9ger%20le%20patrimoine%20sensoriel%20des%20campagnes%20fran%C3%A7aises,-Soci%C3%A9t%C3%A9

[4] Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, 1 vol., Points. Série Essais, ISSN 1264-5524 330 (Paris, France: Éd. du Seuil, 1996, p. 372.

[5] https://www.lefigaro.fr/actualite-france/ile-d-oleron-le-coq-maurice-pourra-continuer-de-chanter-20190905

[6] https://www.ladepeche.fr/2020/12/07/il-avait-tue-le-coq-marcel-quil-trouvait-trop-bruyant-5-mois-de-prison-avec-sursis-pour-le-voisin-9244160.php

[7] : «Je regrette ce que j’ai fait je n’aurai jamais dû prendre mon fusil. Mais j’étais excédé, je n’en pouvais plus.»

[8] Voltaire, Zadig.

[9] Sébastien Verney, propriétaire du coq et créateur de l’Association, voir note 3.

[10]L’article de Fritz Jahr” Bioethics: A Panorama of the Human Being’s Ethical Relations with Animals and Plants” fut publié en 1927 by Fritz Jahr dans le magazine allemand Kosmos.  Hans-Martin Sass, « Fritz Jahr’s 1927 Concept of Bioethics », Kennedy Institute of Ethics Journal 17, no 4 (décembre 2007): 279‑95.

[11] Voir détails sur l’éthique du vivant in Roger Gil, Les grandes questions de bioéthique au XXI° siècle dans le débat public, LEH éditions, 2018, chapitre 16.

[12] Albert Schweitzer, Ma vie et ma pensée (Paris: Albin  Michel, 1960)., p. 174.

[13] L’article L-110-1 du Code de l’environnement stipule désormais :   Les espaces, ressources et milieux naturels terrestres et marins, les sons et odeurs qui les caractérisent, les sites, les paysages diurnes et nocturnes, la qualité de l’air, la qualité de l’eau, les êtres vivants et la biodiversité font partie du patrimoine commun de la nation. Ce patrimoine génère des services écosystémiques et des valeurs d’usage. https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000043975398

[14] https://www.vie-publique.fr/loi/292141-loi-15-avril-2024-troubles-de-voisinage-conflits-la-campagne#:~:text=Dans%20un%20arr%C3%AAt%20du%2019,les%20inconv%C3%A9nients%20ordinaires%20du%20voisinage

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