Maladie d’Alzheimer ou la quête de l’autonomie en contexte de fragilité

Maladie d’Alzheimer ou la quête de l’autonomie en contexte de fragilité

Roger Gil; Billet éthique, 12 juillet 2025, 172

    La maladie d’Alzheimer mais aussi les autres maladies dégénératives qui atteignent les zones du cerveau impliqués dans le déploiement des fonctions cognitives et dans la régulation des émotions (et que l’on s’obstine à appeler « démences ») mettent  à l’épreuve la société tout entière. La maladie d’Alzheimer engage, non le pronostic vital mais ce que l’on pourrait appeler le pronostic relationnel et identitaire de la maladie. Ainsi, si le drame du cancer est vécu en pleine lucidité relationnelle, le drame de l’Alzheimer est précisément l’obscurcissement de la lucidité relationnelle. La société moderne a, on le sait, relégué aux oubliettes le principe de bienfaisance, suspect de dérive paternaliste. Elle lui a préféré, par la loi votée en 2002, dans un ultime sursaut de la philosophie des Lumières[i] le principe d’autonomie, dont elle a désormais consacré le primat. Le médecin doit ainsi, au nom du principe d’autonomie, obtenir du malade un consentement libre et éclairé aux soins qu’il lui propose ». « Lorsque la personne est hors d’état d’exprimer sa volonté, aucune intervention ou investigation ne peut être réalisée, sauf urgence ou impossibilité, sans que la personne de confiance prévue à l’article L. 1111-6, ou la famille, ou à défaut, un de ses proches ait été consulté ».

Certes mais comment penser par ailleurs qu’il n’y a que deux situations possibles : celle au cours de laquelle le malade est en état d’exprimer sa volonté et celle au cours de laquelle le malade est hors d’état d’exprimer sa volonté et devient ainsi « incompétent »[ii]. La majorité des malades Alzheimer sont entre ces deux catégories : leur volonté n’est pas abolie mais entravée par les troubles de l’attention et de la mémoire, les troubles du langage, la moindre flexibilité mentale, les troubles comportementaux.  Ainsi en appeler à l’autonomie ne relève pas d’un tout ou rien et il ne faudrait pas déduire de la loi qu’il faille se tourner vers la personne de confiance et la substituer au malade dès lors que sa capacité à consentir apparaît quelque peu compromise.

Car l’autonomie ne peut être conçue comme une qualité et un droit qui s’expriment chez tous de manière plénière et que seule la maladie pourrait amoindrir. L’autonomie est une conquête permanente Ainsi, c’est moins le droit théorique du malade qui compte que le devoir pratique du médecin. Car, si l’autonomie n’est pas un tout ou rien, il faut viser à ce que la moindre parcelle d’autonomie puisse trouver à s’exprimer malgré la maladie. Telle est l’une des manières dont doit se déployer l’attention à la fragilité qui est au cœur de la prise en charge du malade Alzheimer. La famille, la personne de confiance doivent être présentes non pour se substituer au malade mais pour l’aider dans la manifestation, même parcellaire, d’une autonomie qui se complète dans le triangle relationnel que constituent le médecin avec l’équipe soignante, le malade et ses proches. Paradoxalement, l’éthique invite à dépasser l’autonomie solitaire au profit d’une autonomie partagée. Car cet Autre qu’est le médecin, le soignant doit toujours tenter de faire surgir le moindre sursaut autonomique. Il ne s’agit plus, on le voit bien, de limiter le « pouvoir » de celui qui soigne par « le droit » à l’autonomie du malade, mais il s’agit au contraire, selon le vœu de Hans Jonas[iii], de faire du pouvoir de l’homme la racine même du « on doit » de la responsabilité. Et c’est cette responsabilité qui, « au centre de la Morale », permet que le pouvoir articule le vouloir et le devoir.

Et c’est ainsi que les comportements doivent dépasser l’éthique passive de la conformité aux textes règlementaires pour une éthique active qui, au-delà des textes, cherche à transpercer leur caractère schématique et déclamatoire pour mieux percevoir et mieux accepter les zones d’ombre qui dessinent les contours d’une autonomie qui passe du statut de droit du malade à celui de devoir du soignant. Telle est cette éthique qui est tout à la fois une éthique de la fragilité par l’attention qu’elle accorde à une autonomie qui se dérobe et qu’elle tente de restaurer, mais aussi une éthique de la compréhension, et enfin une éthique performative en ce qu’elle tente de faire passer en acte ce qu’elle se propose de dire[iv]

[i] Koch HG, Reiter-Theil S, Helmchen H. Informed consent in Psychiatry. European perspectives of Ethics, Law and Clinical Practice. Baden-Baden: Nomos Verlagsgesellshaft, Medizin in Recht und Ethik, Bd 33, 1996.

[ii] Atlan H, Collange JF, Fagot-Largeault A. Consentement éclairé et information des personnes qui se prêtent  à des actes de soin ou de recherche. Les cahiers du C.C.N.E., 1998, 17, 3-32.

[iii] Jonas H. Le Principe responsabilité. Flammarion, Champs. Paris, 1998.

[iv]  Pour plus de détails, voir Roger Gil. Maladie d’Alzheimer ou la quête de l’autonomie en .contexte de fragilité. NPG Neurologie – Psychiatrie – Gériatrie (2010) 10, 193—196. https://doi.org/10.1016/j.npg.2010.05.002 et https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S1627483010000619?via%3Dihub

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