Entre parole furtive et parole intrusive, pour une éthique de la délicatesse
Roger Gil. Billet éthique, 4 juillet 2025, 171
Les mots nomment et désignent des maux (m a u x), des maladies, ces évènements qui peuvent s’installer brutalement ou insidieusement dans la vie des êtres humains, pour bouleverser, infléchir, parfois briser la dynamique de l’existence. Dans l’information qu’il quête auprès du médecin, ou à laquelle il est convoqué dans ce que la France appelle une consultation d’annonce, la personne, devenue malade, attend moins les termes techniques qui désigneront son mal que le pronostic qui s’y attache. A tel point que les mots techniques eux-mêmes, ceux qui nomment les maladies sont entendus non comme des diagnostics mais comme des pronostics. Car les diagnostics de certaines maladies portent le poids de représentations lourdes qui projettent un destin : sclérose en plaques annonce le handicap proche, cancer annonce les métastases, démence annonce la perte irrémédiable de la mémoire des évènements, des personnes, des lieux et donc de sa propre histoire. Ces raccourcis dont on imagine le poids émotionnel sont faux, caricaturaux, schématiques mais ils font chavirer les existences. Ces mots, une fois entendus, devront être apprivoisés : le handicap n’est pas inéluctable dans la sclérose en plaques, beaucoup de cancers guérissent, on doit se battre contre ce que l’on appelle à tort des démences, terme abusif, qui veut dire que l’esprit est menacé de dissolution alors qu’il s’agit de maladies du cerveau. Pour apprivoiser ces mots, pour élaborer avec eux un compromis existentiel, encore faut-il ensuite les utiliser avec parcimonie dans la relations que le médecin et l’équipe de soins nouent avec le malade. Car employés sans nécessité, ils conservent leur pouvoir de déstabilisation, de nuisance émotionnelle. Pourquoi dire « votre cancer va mieux » au lieu de dire « vous allez mieux » tout en décrivant sobrement la régression des images radiologiques, la réponse à la chimiothérapie.
Il faut aussi toujours se défier de ce comportement réducteur qui confond maladie et malade. On n’est pas parkinsonien, sclérosé en plaques, cancéreux, Alzheimer, diabétique, on a une maladie de Parkinson, on a une sclérose en plaques, on a un cancer, on a un Alzheimer, on a un diabète, on a une épilepsie. La maladie n’est pas de l’ordre de l’être mais elle est de l’ordre de l’avoir. La maladie peut encombrer de sa présence obstinée l’existence de la personne malade mais elle ne se substitue pas à la personne. Malgré la maladie il y a l’histoire d’une vie qui doit aller de l’avant qu’il s’agisse de famille, d’amis, de travail, de loisirs, de projets. Ainsi se construite la résistance de l’être à sa submersion par la maladie. Reste cependant une condition essentielle à cette résistance et c’est l’attention à la souffrance. Car la souffrance peut en effet, quand elle est majeure, durable, aliéner la personne malade en occupant la totalité de son champ de conscience, en le rendant indisponible à tout autre chose que le souffrir, en l’enfermant dans l’isolement : c’est au nom de la préservation de la capacité d’être, de demeurer disponible à soi et au monde qu’il ne peut exister nulle limite à l’accompagnement et au traitement de la souffrance.
L’éthique c’est tout à la fois un souci de retenue dans le comportement, de délicatesse à l’égard d’Autrui, de vigilance à l’égard de la souffrance, un souci de préserver la personne qui jamais ne peut se résumer à sa maladie, mais qui est d’abord une vie dont l’histoire doit se poursuivre,. Une vie dont il faut susciter le récit, en évitant toute parole intrusive, en préférant la parole furtive, car il s’agit toujours moins de parler d’abondance que de témoigner par l’écoute d’une présence d’abord préoccupée du cours ordinaire des vies humaines, cet ordinaire de la vie qui se révèle si précieux quand la maladie est venue en bouleverser le cours.
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