Soins dentaires et maladie d’Alzheimer : une exigence éthique
Roger Gil. Billet éthique, 27 juin 2025, 170
La santé bucco-dentaire est un facteur essentiel de la qualité des apports nutritionnels chez les personnes âgées et tout particulièrement chez les personnes âgées atteintes de déficits cognitifs majeurs (encore dénommés démences) liés à des maladies neuro-évolutives dont la plus fréquente est la maladie d’Alzheimer. De nombreux travaux à partir des années 1980[1],[2] et au cours des trois décennies suivantes soulignaient déjà la fréquence des caries dentaires (deux fois plus nombreuses que dans la population générale du même âge) et surtout des maladies inflammatoires sévères des gencives (maladies parodontales ou parodontites) compliquées de saignements, d’infections et dont la fréquence pouvait atteindre 80 % des sujets qualifiés de « déments »[3]. Cette mauvaise santé bucco-dentaire paraissait n’être que la conséquence du déficit cognitif et des troubles comportementaux entravant l’hygiène dentaire personnelle et les soins dentaires. La sévérité de la maladie parodontale était d’ailleurs corrélée avec la sévérité de la « démence ». Les bouches atteintes de parodontite comportent des dents instables, des chicots et des édentations plus ou moins étendues. Quant aux personnes déjà pourvues de prothèses amovibles, leur entretien devient d’autant plus difficile que le processus démentiel progresse. On insista à juste titre sur les complications infectieuses, sur les désordres nutritionnels auxquels s’ajoutaient des risques de fausses routes et la détérioration de la qualité de vie et des interactions sociales. Ces constats justifiaient déjà l’attention qu’il fallait apporter à l’hygiène bucco-dentaire et à l’accès à des soins dentaires chez ces personnes vulnérables en dépit des difficultés liées notamment aux troubles du comportement et notamment à l’opposition ou à l’agressivité de certains malades. Restaient aussi à surmonter les difficultés éprouvées par les proches ou les équipes de soins pour déplacer ces malades, pour leur faire accepter l’inconfort des fauteuils dentaires, pour apaiser leurs craintes de la douleur et pour en assumer le coût[4].
Or les études qui se sont multipliées au cours des quinze dernières années montrent un lien indubitable entre la santé bucco-dentaire, tout particulièrement la parodontite et la maladie d’Alzheimer. Cette maladie inflammatoire sévère atteint d’abord les gencives[5] : elle débute par le dépôt permanent au niveau du collet des dents d’un dépôt incolore fait de salive, de débris alimentaires et d’agents bactériens appelé plaque dentaire. Transparente ou légèrement jaune, elle deviendra du tartre, qui durcit, héberge de nombreuses bactéries (un « microbiote [6]»), s’infiltre entre dents et gencives qui se rétractent, détruit les structures de soutien des dents que sont le tissu conjonctif et l’os alvéolaire[7], déstabilise et déchausse les dents qui deviennent mobiles et tombent. Le brossage régulier des dents a pour ambition d’éliminer la formation incessante de la plaque dentaire et de prévenir la formation de tartre. Encore faut-il qu’il soit réalisé correctement, et qu’il fasse l’objet de programmes attentifs d’éducation à la santé dès le plus jeune âge[8]. Il devrait être associé à l’utilisation de brossettes interdentaires, mais il ne dispense pas du contrôle régulier d’un chirurgien-dentiste.
Ceci étant dit, sur le plan expérimental, il a pu être montré[9] que l’application d’un germe présent dans les parodontites, à savoir Porphyromonas gingivalis ou son produit, la gingipaïne dans la bouche de la souris, entraînait une inflammation cérébrale avec neurodégénérescence et formation de plaques amyloïdes intra- et extracellulaires et d’enchevêtrements neurofibrillaires (ENF) qui sont des signes typiques de la MA. Chez l’être humain, des études déjà nombreuses ont pu montrer la présence de bactéries du microbiote buccal, en particulier Porphyromonas gingivalis[10] dans le cerveau de personnes atteintes de maladie d’Alzheimer. Ces migrations de matériel bactérien des gencives vers le cerveau déclenchant la production de cytokines inflammatoires qui peuvent aussi atteindre le cerveau à partir de l’inflammation gingivale et favoriser la constitution des lésions typiques de ma maladie d’Alzheimer[11] et notamment de substance amyloïde.
Même si les interactions entre les parodontites (et de manière plus générale la santé bucco-dentaire) et la maladie d’Alzheimer devront encore être précisées, il se dégage aujourd’hui l’existence d’interactions bidirectionnelles entre ces deux pathologies. Ainsi les troubles cognitifs et comportementaux de la maladie d’Alzheimer aggravent les parodontites. Inversement, les parodontites aggravent les lésions cérébrales de la maladie d’Alzheimer et semblent au moins chez l’animal, pouvoir les déclencher. La parodontite s’inscrit donc à minima dans les facteurs de risque et d’aggravation de la maladie.
Dès lors la dispensation de soins dentaires pour les personnes âgées, pour les personnes âgées en institution et pour les personnes atteintes de maladie d’Alzheimer doit devenir une exigence éthique. Certes les obstacles sont nombreux : carence en chirurgiens-dentistes notamment dans les territoires ruraux ou situés à distance du littoral, carence des Unités de formation et de recherche en odontologie (par exemple une seule Faculté d’odontologie en Nouvelle-Aquitaine, région dont on répète qu’elle a la taille de l’Autriche !), fréquence élevée (35 à 50 %) des pathologies dentaires chez les résidents d’établissements pour personnes âgées dépendantes (ehpads)[12], difficultés de mobilisation des résidents d’ehpads vers des centres de soins dentaires, difficultés des soins chez les personnes malades présentant des troubles cognitivo-comportementaux, prise en charge financière des soins dentaires. Certes des actions existent, mais c’est un euphémisme de dire qu’elles doivent être renforcées et s’inscrire dans une planification précise. Mais il y a aussi les formes débutantes et prodromales de la maladie d’Alzheimer. À l’heure où l’on met l’accent sur le diagnostic précoce de la maladie, où des traitements nouveaux et coûteux apparaissent et semblent promis à croître, ne doit-on pas considérer qu’il serait incompréhensible que des examens et des soins dentaires adaptés ne soient pas mis en place de manière précoce et au moins dès l’apparition de troubles cognitifs chez le sujet vieillissant ? Ne devraient-ils pas être une des conditions d’accès à des protocoles d’essai de nouveaux médicaments à l’égard de la maladie d’Alzheimer? En vérité, l’éducation à la santé dentaire, l’hygiène et les soins dentaires, dans une politique de santé ambitieuse, devraient faire partie de la quête du bien-être tout au long de la vie[13]. L’âge avançant, ils deviennent une exigence éthique d’autant plus vive que leurs enjeux concernent les populations les plus vulnérables et qu’elles sont un témoin cruel des inégalités sociales en santé.
[1] R. P. Ellen, D. W. Banting, et E. D. Fillery, « Longitudinal Microbiological Investigation of a Hospitalized Population of Older Adults with a High Root Surface Caries Risk », Journal of Dental Research 64, no 12 (décembre 1985): 1377‑81, https://doi.org/10.1177/00220345850640121001.
[2] E. M. Ghezzi et J. A. Ship, « Dementia and Oral Health », Oral Surgery, Oral Medicine, Oral Pathology, Oral Radiology, and Endodontics 89, no 1 (janvier 2000): 2‑5, https://doi.org/10.1016/s1079-2104(00)80003-7.
[3] Jane Chalmers et Alan Pearson, « Oral Hygiene Care for Residents with Dementia: A Literature Review », Journal of Advanced Nursing 52, no 4 (novembre 2005): 410‑19, https://doi.org/10.1111/j.1365-2648.2005.03605.x.
[4] Marie-Hélène Lacoste-Ferré, Damien Duran, et Bruno Vellas, « Maladie d’Alzheimer et odontologie », Actualités Odonto-Stomatologiques, no 263 (1 juin 2013): 8‑18, https://doi.org/10.1051/aos/2013303.
[5] comme une gingivite mais ne se cantonne pas aux gencives
[6] La cavité buccale a la deuxième plus grande distribution de micro-organismes après l’intestin (microbiote intestinal), abritant plus de 700 espèces : Samantha Mao et al., « Association of periodontitis and oral microbiomes with Alzheimer’s disease: A narrative systematic review », Journal of Dental Sciences 17, no 4 (1 octobre 2022): 1762‑79, https://doi.org/10.1016/j.jds.2022.07.001.
[7] L’os alvéolaire entoure la racine de la dent et assure sa stabilité.
[8] https://kit-pedagogique-fr.elmex.com/download/AF_guide-pedagogique-ECOLE-FR.pdf
[9] Vladimir Ilievski et al., « Chronic Oral Application of a Periodontal Pathogen Results in Brain Inflammation, Neurodegeneration and Amyloid Beta Production in Wild Type Mice », PloS One 13, no 10 (2018): e0204941, https://doi.org/10.1371/journal.pone.0204941.
[10] et d’autres encore comme Treponema denticola.
[11] Chia-Shu Lin et al., « An umbrella review on the association between factors of oral health and cognitive dysfunction », Ageing Research Reviews 93 (1 janvier 2024): 102128, https://doi.org/10.1016/j.arr.2023.102128. Voir aussi Y. -D. Fu et al., « Meta Analysis of the Correlation between Periodontal Health and Cognitive Impairment in the Older Population », The Journal of Prevention of Alzheimer’s Disease 11, no 5 (1 octobre 2024): 1307‑15, https://doi.org/10.14283/jpad.2024.87.
[12] D-GUIDE-AGIRC-ARRCO-UFSBD-V2017.pdf . Voir aussi à titre d’exemple https://www.nouvelle-aquitaine.ars.sante.fr/media/121518/download?inline https://www.iledefrance.ars.sante.fr/bucco-dentaire
[13] Par exemple : https://kit-pedagogique-fr.elmex.com/ ou https://www.ufsbd.fr/espace-grand-public/fiches-patients/ ou https://www.ufsbd.fr/espace-grand-public/fiches-patients/ (mallette pédagogique pour enfants proposée par l’URPS Chirurgiens-dentistes Nouvelle-Aquitaine et actualisée en 2025).
Pour consulter le PDF, cliquer sur le lien suivant:
Soins dentaires Alzheimer éthique PDF
Pour écouter la version radiophonique: