Alzheimer, émotions envahissantes et risque de maltraitance

Alzheimer, émotions envahissantes et risque de maltraitance

Roger Gil. Billet éthique, 22 juin 2025, 169

Le dégoût est une émotion primitive inscrite dans le patrimoine génétique de l’être humain avec quelques autres émotions, dont la joie, la tristesse, la peur, la colère, la surprise. Le nourrisson réagit par une mimique de dégoût si on dépose sur sa langue une solution amère comme de l’urée. Une odeur nauséabonde peut volontiers générer une mimique de répulsion. Par analogie, le terme de dégoût a signifié aussi l’aversion à l’égard de la vie, de sa propre vie chez le sujet dépressif, mais aussi à l’égard de l’autre. On peut ainsi dire de quelqu’un qu’il nous dégoûte, qu’on le vomit et on peut même en parlant de lui avoir une mimique de dégoût.

Le dégoût est proche du mépris ou accompagné par lui. Mais quel rapport peut donc avoir le dégoût avec l’éthique ?

Rappelons que la reconnaissance des émotions exprimées par les visages est une étape clé de la relation Soi-Autrui et tout particulièrement de l’intersubjectivité qui permet de connaître ce qu’Autrui ressent.

Or il se trouve que la maladie d’Alzheimer par exemple, peut certes perturber la reconnaissance des émotions faciales, mais une vision trop répandue et trop réductrice de la maladie incline trop souvent à considérer d’abord ce que le malade a perdu et non ce qui, en dépit de la maladie, est préservé. Certes, les études portant sur la reconnaissance des émotions faciales sont des études complexes et dont les résultats ne sont pas tous superposables. Mais leur dénominateur commun est de pointer que le déficit de reconnaissance de émotions n’atteint pas toutes les émotions de la même manière[1]. Ainsi par exemple il a pu être montré que la reconnaissance de la joie, de la colère, de la tristesse est longtemps préservée[2]. Une autre étude montre la préservation de la reconnaissance de l’expression faciale du dégoût[3]. Par ailleurs, les erreurs de reconnaissance faciale disparaissent quand l’intensité de l’expression émotionnelle est forte[4]. Enfin même à un stade avancé de la maladie d’Alzheimer, les patients peuvent réagir aux émotions faciales de joie, de tristesse, de peur, de dégoût, de colère, de surprise et d’ennui[5].

Ces études[6] invitent entre bien d’autres à dépasser les représentations réductrices de la maladie d’Alzheimer et donc des personnes qui en sont atteintes. La relation avec les personnes atteintes de maladie d’Alzheimer gagne à être chaleureuse et doit veiller à exprimer sans équivoque par notre visage et notre prosodie les émotions positives suscitées par leur rencontre.

Mais il faut aussi veiller à ne pas se laisser envahir par des émotions négatives, promptes à se manifester de manière automatisée. Si en pénétrant dans la chambre d’une personne malade, on est confronté au spectacle ingrat d’un corps plus ou moins dénudé, souillé, on peut ainsi répondre à la violence de ce qui est donné à voir par une autre violence, celle du dégoût. Le malade, qui lit sur le visage de l’Autre la répulsion qu’il lui inspire, est ainsi envahi par un sentiment de dépréciation, de mésestime de Soi qui le renvoie aussitôt à la honte et à la douleur de la solitude.

Les soins et l’accompagnement ne doivent pas négliger ces détails humbles, mais aux conséquences si lourdes qu’elles devraient imposer à tout soignant un travail de contrôle de l’expression de ses émotions négatives. Car la dévalorisation de l’Autre est une maltraitance.

 Ainsi une éthique de la compréhension ne peut pas faire l’économie de la connaissance approfondie des interactions émotionnelles qui ne sont pas effacées par la vulnérabilité. L’éthique procède en effet d’une attention de tous les instants à la relation avec Autrui, de manière d’autant plus exigeante qu’il est plus vulnérable et qu’il appelle au respect des plus humbles attributs de sa dignité.

[1] R. Gil et E. -M. Arroyo-Anllo, « Émotions et maladie d’Alzheimer : neuropsychologie et enjeux éthiques », NPG Neurologie – Psychiatrie – Gériatrie 19, no 112 (1 août 2019): 233‑40, https://doi.org/10.1016/j.npg.2019.04.003.

[2] M Roudier et al., « Discrimination of Facial Identity and of Emotions in Alzheimer’s Disease », Journal of the Neurological Sciences 154, no 2 (5 février 1998): 151‑58.

[3] Julie D. Henry et al., « Recognition of disgust is selectively preserved in Alzheimer’s disease », Neuropsychologia 46, no 5 (1 janvier 2008): 1363‑70, https://doi.org/10.1016/j.neuropsychologia.2007.12.012.

[4] Louise H. Phillips et al., « Emotion Perception in Alzheimer’s Disease and Mood Disorder in Old Age », Psychology and Aging 25, no 1 (mars 2010): 38‑47, https://doi.org/10.1037/a0017369.

[5] A. Guaita et al., « Impaired Facial Emotion Recognition and Preserved Reactivity to Facial Expressions in People with Severe Dementia », Archives of Gerontology and Geriatrics 49 Suppl 1 (2009): 135‑46, https://doi.org/10.1016/j.archger.2009.09.023. La réactivité spontanée aux expressions faciales a été enregistrée sur vidéo et classée comme congruente ou incongrue par deux observateurs indépendants, qui ont démontré une bonne fiabilité inter-évaluateurs. Parmi les patients, 53 % atteints de « démence » ont reconnu jusqu’à 5 émotions sur 14, tandis que chez les témoins sains, ce nombre moyen de reconnaissance s’élevait à 8,4, une valeur atteinte par les patients ayant obtenu un score de 16 au MMSE (Mini mental state). Concernant les réactions aux stimuli émotionnels du visage, aucune différence significative n’a été observée entre le groupe témoin et les personnes atteintes de démence

[6] Virginie Goutte et Anne-Marie Ergis, « Traitement des émotions dans les pathologies neurodégénératives : une revue de la littérature », Revue de neuropsychologie 3, no 3 (2011): 161‑75, https://doi.org/10.1684/nrp.2011.0187.

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