Alzheimer… accompagner et aimer jusqu’au bout de la vie

Alzheimer… accompagner et aimer jusqu’au bout de la vie

Billet éthique, 22 mai 2024, 134

Roger Gil

Elle avait une maladie d’Alzheimer évoluée. Elle était visitée en maison de retraite par son époux qui l’accompagnait, jour après jour, depuis le début de la maladie et par sa fille qu’elle semblait ne plus reconnaître…..

Quant à lui, il gardait l’impression d’être reconnu ou presque reconnu car il se souvenait des quelques fois où elle l’avait suspecté d’être un sosie imposteur qui ressemblait à son mari et à qui elle enjoignait de dire où se trouvait son mari. Mais que ressentait-elle exactement? Il se prenait parfois à espérer qu’elle était comme emprisonnée dans un cerveau souffrant qui peinait pour se souvenir, pour dire les mots justes, pour comprendre ce qu’on tentait de lui dire, pour reconnaître ce que pourtant elle voyait mais qu’elle restait elle-même, intacte, seulement empêchée de dire, de reconnaître, de se souvenir, mais présente et enfermée. Enfermée dans un cerveau qui ne lui permettait pas un accès plénier au monde auquel elle n’accédait qu’à travers des interstices fragiles et incertains qui parfois se dilataient de manière éphémère en d’émouvantes fulgurances. Mais alors d’où viendrait la libération? Cette pensée le faisait frémir tant la mort lui paraissait la seule et la plus inacceptable des réponses. Il avait de brefs moments d’apaisement quand, au détour d’un regard, elle le fixait soudain en esquissant un sourire qui effaçait d’un trait la dure passivité qui occupait son visage. Il lisait alors dans ces sourires fugaces, tantôt un mouvement rudimentaire d’affection, tantôt un rappel exhumé de leur connivence et il s’était résolu à ne pas en faire des expressions automatisées d’une mimique qui aurait perdu ses vibrations émotionnelles. Mais il avait alors l’impression de faire un acte de foi, un pari de la tendresse sur l’impitoyable. Et il savait ou plutôt il espérait qu’en allant la voir chaque jour, il n’était pas mu par le seul désir d’échapper à la culpabilité même s’il se refusait à analyser la résignation avec laquelle il prenait si souvent la route qui conduisait à la maison de retraite. Il avait le sentiment que le sens le plus profond de ses visites était sans doute la fidélité à cette femme dont il avait partagé la vie et la conviction qu’il lui revenait, maintenant, à lui seul, d’attester du statut qu’il continuait de lui reconnaître.

Il réalisa vite que quels que soient les efforts faits par le personnel, l’intérêt de son épouse pour son environnement allait en s’émoussant et que peu à peu l’évolution de la maladie acculait à limiter progressivement les soins à leurs aspects les plus élémentaires: aider à l’alimentation, assurer la propreté et l’hygiène, habiller et déshabiller, accompagner quelques pas incertains qui tournaient en rond avant de rejoindre maladroitement un fauteuil. La musique gardait de temps à autre des capacités à la faire un peu frémir, et il lui arrivait de chantonner ou parfois de se balancer au rythme approximatif des chansons qu’elle entendait.

Elle maigrit beaucoup pendant les mois qui suivirent. Sa peau s’était creusée de sillons fins et profonds. Ses pas étaient pesants et incertains et parfois elle piétinait sur place avant de s’affaler tête en avant. Des bosses bleues et violettes ponctuaient son front. Le bras charitable d’une employée lui permettait encore de faire chaque jour quelques pas stéréotypés qui tenaient lieu de promenade. Elle ne quittait que fort peu sa chambre où l’on finit par lui amener ses repas qu’elle mangeait passivement au rythme des bouchées que lui administrait l’aide-soignante. Elle paraissait vivre dans un monde éthéré, les yeux absents ou lointains ou mornes. Il finit par s’apercevoir qu’elle ne souriait plus, comme si elle ne savait plus ou ne voulait plus ou ne pouvait plus. Son corps était comme une mécanique lourde et inutile dont les sentiments n’étaient plus apparents et en tout cas n’étaient plus offerts au partage. C’était un souffle de vie qui ne semblait pulsé que par les fonctions végétatives.

Et pourtant ! Ce jour-là, il s’assit à côté d’elle et la regarda longuement. Elle finit par accrocher son regard et ses lèvres vibrèrent comme pour tenter un sourire qui restait figé. Il crut que sa main s’avançait vers lui et il la saisit doucement. Il vit ses yeux briller puis se mouiller de quelques grosses larmes. Il était sûr qu’à cette minute, elle le reconnaissait pleinement. Il n’était plus l’imposteur approximatif, le sosie, mais l’époux connu, reconnu, présent, aimé. Il ressentit dans sa poitrine une douleur déchirante qu’il accueillit comme une délivrance…

Quand l’aide-soignante passa un peu plus tard il était effondré à ses pieds. Et elle, tendrement, avait laissé aller sa main sur son cou comme pour sceller d’un geste d’amour leur ultime rencontre où nul ne pouvait discerner où était la vraie mort et où était la vraie vie…

Image représentant Saint Côme et Saint Damien avec des détails artistiques et iconographiques religieux

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