Santé mentale et isolement social
Roger Gil; Billet éthique, 14 décembre 2025, 189
Si la santé est un état de complet bien-être et non pas seulement l’absence de maladie, évoquer la santé mentale renvoie d’abord au bien-être mental. Mais que recouvre ce terme ?
Le bien-être mental est tout à la fois le désir de vivre, ce que Spinoza appelait « persévérer dans son être », le goût de la vie dans ses composantes rationnelle, émotionnelle, hédonique, l’adaptation aux réalités de son environnement familial et social, le sentiment aussi que la vie a un sens qui donne des raisons de vivre. Cette description, sans doute trop brève, suggère déjà les nombreux déterminants qui concourent au bien-être mental, mais rendent compte aussi de sa fragilité.
Parce que nous sommes des êtres de chair, parce que notre vie est enchainée à la matérialité biologique de notre corps, la santé mentale est tributaire de la santé du corps dont les défaillances déstabilisent notre équilibre mental et exigent une suradaptation, une recomposition des modalités et des buts de notre existence. Apprendre à renoncer, perdre ou retrouver le goût de vivre de manière renouvelée.
Parce que nous sommes des êtres de chair, la santé mentale est tributaire de la santé de notre cerveau, médiateur entre nous et le monde, mais aussi entre nous et nous. Notre langage, notre connaissance du monde, notre gestualité, notre mémoire sont tributaires du fonctionnement cérébral dont les errances peuvent aussi transformer notre perception du monde et transporter l’être humain dans les distorsions de l’imaginaire.
Mais ni la santé du corps ni la santé du cerveau ne suffisent au bien-être mental. L’être humain ne peut préserver un sentiment de bien-être qu’en lien, qu’en liaison avec d’autres êtres humains. Quand Aristote écrivait déjà que l’être humain est, par nature, sociable, il voulait déjà dire qu’il n’y a pas d’humain possible qui ne soit d’abord reconnu par autre que soi. Depuis la nuit des temps, l’être humain n’a pu survivre qu’au sein d’un groupe, de taille variable, un groupe qui permet sa sécurité, qui compose son identité, qui donne un sentiment d’appartenance et au sein duquel il acquiert une fonction, une mission, un statut. En évoquant la sociable insociabilité de l’homme, Kant signifiait que les tensions, les conflits demeurent et s’inscrivent dans la sociabilité dont elles n’expriment que des déséquilibres qui appellent à des recompositions relationnelles. On conçoit alors l’impérieux devoir d’une société qui est de faire corps avec ses membres. C’est ce que la mode appelle une société inclusive. Or le lien social est menacé de bien des manières.
Il est menacé dans la longue période de la jeunesse, dans cette longue période de conquête de l’indépendance qui est précisément la reconnaissance de la place à acquérir, à conquérir dans la société. Combien de jeunes pendant la pandémie ont souffert de la distension des liens sociaux quand dans leurs chambres d’étudiants, ils n’étaient qu’en relation virtuelle, derrière l’ordinateur, avec le monde.
Le lien social est menacé à tous les âges de la vie quand les liens sociaux se distendent, que l’on soit âgé, que l’on appartienne à une minorité, que l’on soit étranger ou handicapé. Le lien social n’est pas un ornement ou un luxe comportemental. Il est une nécessité coextensive à la vie humaine et au développement personnel. Des études en neurosciences ont montré que les situations d’isolement social activent en imagerie cérébrale les mêmes zones que celles qui sont activées par les dimensions émotionnelles des douleurs physiques. L’isolement social est enfoui dans nos racines biologiques, cause de souffrances comme peuvent l’être des douleurs physiques. Bien des dépressions, mais aussi des révoltes expriment la souffrance sociale de l’isolement, la détresse existentielle qui compromet le bien-être, la santé mentale. Le bien-être mental requiert le sentiment d’appartenance qui permet de se sentir proches d’autres êtres humains. Le respect d’autrui n’a de sens que dans sa saveur étymologique : respicio veut dire en latin regarder, au sens de porter son regard, d’arrêter sa course, de porter attention à autre que nous. Et c’est ainsi que cet Autre, vulnérable car isolé peut se sentir reconnu et considéré. Une société inclusive est une société attentive à ne laisser aucun des membres relégué dans ses marges, à la limite de l’invisibilité. Concourir au bien-être mental est une nécessité éthique collective et personnelle qui ne doit pas viser le plus grand bien pour le plus grand nombre, mais qui doit viser le Bien commun, ce Bien dont personne ne devrait être exclu.
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