Éthique de conviction ou éthique de responsabilité
Roger Gil. Billet éthique, 8 décembre 2025, 188
C’est Max Weber qui avait insisté sur la distinction à opérer entre éthique de conviction et éthique de responsabilité. Dans son ouvrage, «Le savant et le politique », il écrivait : «… il est indispensable que nous nous rendions clairement compte du fait suivant : toute activité orientée selon l’éthique, peut-être subordonnée à deux maximes totalement différentes et irréductiblement opposées. Elle peut s’orienter selon l’éthique de la responsabilité ou selon l’éthique de la conviction… ». Cela ne veut pas dire que l’éthique de la conviction est identique à l’absence de responsabilité, et que l’éthique de la responsabilité est identique à l’absence de conviction. « …mais, ajoutait-il, l’opposition entre ces deux comportements éthiques est abyssale »[1].
Agir selon l’éthique de la conviction c’est agir selon son devoir. Il s’agit donc d’une éthique déontologique, fondée sur l’observance de règles morales qui, comme le voulait Kant, procèdent d’un « impératif catégorique » inspiré par la conscience morale et manifestant l’autonomie d’un sujet. Car l’autonomie d’un sujet comme être doté de raison se mesure précisément à sa capacité à mettre ses propres lois en harmonie avec une législation universelle qui doit rallier chaque homme au « règne des fins ». Ceci veut dire que tout être humain, parce qu’il a une dignité, parce qu’il n’a pas de prix, parce qu’il est supérieur à tout prix doit être considéré comme une fin en soi, et jamais simplement comme un moyen, jamais simplement comme un instrument[2]. Le procès de Nuremberg avait révélé l’horreur de l’instrumentalisation d’êtres humains considérés comme indignes de la condition humaine commune, qu’ils soient malades mentaux, juifs ou tziganes. Mais peut-on toujours agir par conviction, selon une morale du devoir, en se désintéressant des conséquences de ses actes ? Ainsi Benjamin Constant avait défendu un droit de mentir par humanité[3], quand, s’en prenant à Kant, qui défendait le principe selon lequel dire la vérité est toujours un devoir, il posait le problème de savoir s’il était moralement acceptable de dire la vérité à des assassins qui vous demanderaient, si votre ami, qu’ils poursuivent, n’est pas réfugié dans votre maison. Peut-on, au nom du devoir de vérité, livrer son ami à des assassins ?
Et c’est ainsi que naît la prise de conscience d’une éthique de la responsabilité. Celle-là même qui, même avec de solides convictions, invite le sujet, à évaluer aussi les conséquences de ses actes, car il estime au nom de sa responsabilité, qu’il est engagé par ses actes et qu’il lui faut en répondre. L’éthique de la responsabilité est donc d’une certaine manière, une éthique conséquentialiste qui, dans une perspective téléologique, anticipe et évalue les conséquences de ses actes. La réflexion éthique est bien cette quête difficile et questionnante entre la conviction et la responsabilité. Respecter la vie et soulager toute souffrance. Laisser un malade Alzheimer aller et venir, ou le confiner au fauteuil pour qu’il ne chute pas. Ne pas accepter la marchandisation du corps humain et tout faire pour que de plus en plus de malades soient sauvés par des greffes d’organes.
On retrouve aussi cette distinction entre conviction et responsabilité dans le domaine de l’éthique que l’on pourrait appeler citoyenne ou politique ou sociétale. Doit-on appliquer aveuglément lois et règlements et recommandations sans revendiquer le droit de penser ? C’est cette tension entre obéissance et résistance, vécue intensément pendant la pandémie au Covid-19[4], qu’avait résumé Alain quand il écrivait :
« Naturellement on peut formuler des règles un peu plus humaines et un peu plus raisonnables. Mais les règles… ont toutes le même effet, elles endorment la conscience… Résistance et obéissance, voilà les deux vertus du citoyen. Par l’obéissance, il assure l’ordre ; par la résistance, il assure la liberté [5]».
La réflexion éthique doit embrasser à la fois le Bien qui est visé, c’est-à-dire la croissance en humanité, et les règles qui peuvent entraver ce cheminement vers le Bien peut être celui du plus grand Bien pour le plus grand nombre, mais qui ne doit jamais écraser, effacer la personne humaine.
L’éthique ne va pas sans dilemme, sans questionnement, sans angoisse. En complément d’une morale sûre d’elle et crispée sur ses règles, en complément des lois, l’éthique opère un travail tâtonnant, mais humanisant de discernement entre conviction et responsabilité qui, ensemble ; disait Max Weber, constituent « l’homme authentique ».
[1] Max Weber, Le Savant et le politique, trad. par Julien Freund (10-18, 1963).
[2] Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs. Deuxième partie, Doctrine de la vertu, trad. par Alexis Philonenko (J. Vrin, 1968).
[3] Emmanuel Kant et al., Le droit de mentir, trad. par Jules Barni (Mille et Une Nuits, 2003).
[4] Roger Gil, Covid-19: une éthique sous tension. Entre santé publique et souffrances humaines, Les chemins de l’éthique (LEH Edition, 2021).
[5] Paul Foulquié, Alain (Editions de l’École, 1952).
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