Angoisse et engagement : brève méditation éthique
Roger Gil; Billet éthique; 7 avril 2025; 163
En quoi l’angoisse peut-elle être à la source de l’engagement ? Non pas l’angoisse empêchante, qui peut déferler sur l’être humain, agitant des dangers intenses et imprécis, paralysant l’action et qui est de l’ordre de la prise en charge psychologique. Mais une angoisse existentielle, celle qui surgit de la prise de conscience de la finitude humaine, de la crainte de la mort de l’Autre et de sa propre mort. Ou encore une angoisse morale ou éthique, mobilisée par cette mystérieuse conscience morale où se mêlent le « sens du devoir [1]», l’empathie qui ouvrent à la souffrance d’autrui comme à une culpabilisation et qui convoque notre « responsabilité -pour-Autrui »[2] : et déjà, le visage, vu , rencontré, imaginé, ce visage de l’Autre selon Emmanuel Levinas nous a enseigné par sa présence et son regard, dès le début de notre vie, notre propre humanité, ce visage dont je deviens responsable et qui au-delà même de mon incapacité à le tuer me fait craindre pour sa propre mort[3]. .
Ainsi les épreuves, les injustices subies par Autrui entrent en tension avec la vie du sujet pour en menacer l’harmonie. Tel est l’autre visage de l’angoisse morale ou angoisse éthique, qui peut rendre insupportables les malheurs des Autres, les malheurs du Monde.
L’angoisse éthique comme tension et crainte diffuse déclenchée en nous par la mise en présence de l’Autre vulnérable, cette angoisse éthique affinée par l’empathie peut être lue comme une source de cette prise de conscience du devoir, de ce « souci de l’autre » qu’est l’engagement. Et c’est cette même angoisse devenue sollicitude, cette manière d’être remué en dedans de nous, qui incite au respect qui peut ainsi retrouver l’authenticité de son étymologie. Car respect vient du latin respicio qui veut dire regarder, non du regard qui transperce, mais du regard qui se pose, qui arrête notre route dès lors que nous devenons attentifs à l’Autre, cet Autre qui devient alors présent à notre conscience, à notre attention, à notre considération.
C’est aussi l’angoisse qui d’une certaine manière provoque le M. Salomon du roman d’Emile Ajar[4] ; ce vieil homme qui a fait fortune dans le prêt-à-porter a décidé de s’engager dans une association d’écoute des détresses humaines appelée S.O .S bénévoles et il dit : « C’est une honte….Le monde devient chaque jour plus lourd à porter ». Certes il faut paradoxalement craindre la trop grande visibilité, la trop grande présence de la détresse qui peut finir par anesthésier l’angoisse et les consciences et conduire à un monde indifférent, réfugié dans une morale minimaliste. Mais Romain Gary raconte que M. Salomon « était ce qu’on appelle mal éteint, chez les volcans. Il était encore volcanique à l’intérieur, il bouillonnait et fulminait avec passion ». Oui l’angoisse de M. Salomon s’alimentait aussi d’une protestation à l’égard de ce trop-plein de détresses d’un monde trop injuste. Protestation écrivait Romain Gary, ou révolte écrivait Albert Camus. Qu’importe. Nul n’a la réponse au sentiment d’injustice qui peut surgir au constat des dissemblances des destinées humaines. L’essentiel est de rester capable d’être ému, capable de ressentir cette angoisse éthique sans rester dans une protestation ou une révolte stérile, mais en y puisant la raison même de nos engagements. Et c’est ainsi que l’angoisse puis la protestation peuvent constituer les fondations éthiques parce que vivantes de l’engagement, une certaine manière de donner sens à la vie.
[1] Emmanuel Kant, Principes métaphysiques de la morale, trad. par CJ Tissot (Paris: Chez Levrault, 1830).
[2] E. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, 1 vol., Le Livre de poche. Biblio essais 4121 (Paris, France: Librairie générale française, 2006).
[3] Emmanuel Levinas, Éthique et infini: dialogues avec Philippe Nemo (Paris: Fayard : Radio France, 1982).
[4] Romain Gary, L’Angoisse du roi Salomon (Paris, France: Rombaldi, 1980).
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