Cinq ans après la pandémie : constater la vulnérabilité anthropologique d’une société en crise
Roger GIL; Billet éthique; 29 mars 2025; 162
Cinq ans après le début de la pandémie due au Covid-19, de nombreuses analyses sont publiées dans la presse pour rappeler les épreuves traversées par la société, la peur engendrée par le virus qui imposa une mise à distance (physique, donc sociale donc humaine) des Autres, la manière contrastée de vivre le confinement, seuls ou en famille, dans des habitats exigus ou spacieux, les parents, le compagnon, la compagne soudainement confinés dans des établissements pour personnes âgées, parfois même isolées en chambre, fermés à la vie présentielle à laquelle on crut pouvoir substituer une vie distancielle, tout à la fois pour protéger les plus âgés et pour s’en protéger. Il faut y ajouter ces visites reprises au compte-goutte, dans des conditions qui mutilèrent toute leur signification et ravivèrent les souffrances des résidents interdits de toute sortie, auxquels des recommandations torrentielles et vétilleuses refusèrent même de voir le visage de leur proche à travers des masques transparents en dépit de leurs performances de filtration. Et que dire ces personnes décédées enfouies dans des sacs en plastique et dont les proches ne purent pas voir, ne serait-ce que quelques brefs instants, le visage, condamnés à souffrir indéfiniment d’un deuil qui reste encore aujourd’hui une plaie béante ou prompte à se raviver. Et que dire aussi de ces photos de visages de défunts que l’on présenta ici ou là aux familles en croyant que ces images pathétiques, intrusives, pouvaient être un succédané du visage qu’on leur avait interdit de voir une dernière fois.
Cette énumération non exhaustive, la relecture de billets éthiques écrits tout au long de la pandémie[1], montre que la droiture des intentions ne suffit pas, que la situation de crise ne toléra pas les débats, que l’État se voulut alors paternaliste mâtinant son souci d’utilitarisme (le plus grand bien pour le plus grand nombre) d’un autoritarisme oligarchqiue « éclairé » produisant des monceaux de recommandations vétilleuses voulant régler au plus près la vie de citoyens auxquels il n’était demandé que d’obéir, le tout assorti de sanctions et notamment d’amendes comme si les citoyens étaient demeurés des enfants de 5 ans, âge auquel le développement moral commence par la peur de la punition[2] [3]. Nul doute cependant que toute cette réglementation exubérante fut aussi liée au souci de se préserver des recours en justice, quel qu’en soit le prix à payer en termes de fractures sociétales.
Mais l’essentiel aujourd’hui tient à la prise en compte des leçons qui doivent être tirées de la pandémie. Et parmi elles une place particulière doit être réservée à ce que l’on pourrait appeler la vulnérabilité anthropologique de notre société. Cette vulnérabilité est issue du heurt entre l’utilitarisme (le plus grand bien pour le plus grand nombre) et la peur envahissante de mal faire qui noya, submergea une certaine idée de l’Homme, de sa relation incarnée au monde, à son histoire identitaire, aux voix de l’inconscient collectif qui l’habite, aux liens familiaux, amicaux, sociaux qui tissent un sentiment d’appartenance avec ses joies, ses peines, ses devoirs. La vulnérabilité anthropologique prit ainsi la forme d’une réduction anthropologique de citoyens devenus des corps biologiques qu’il fallait protéger du virus en oubliant que la vie humaine ne procède pas que de sa dimension biologique. Pour que l’être humain puisse « persévérer dans son être », il ne peut pas être réduit à un corps biologique (Körper), mais il faut qu’il puisse être un « corps vivant » (Leib)[4], une personne incluse dans une histoire et dans un réseau de relations et qui ne pouvait être amputée de ses dimensions psychologiques, sociales, spirituelles : elles ne sont pas de simples ornements facultatifs de la vie, mais la condition du bien-être. Leur absence génère des souffrances qui font refluer la vie de l’agir vers le pâtir[5], et rétractent la personne de l’élan vers autrui au repli sur un Soi[6] éteignant le désir même de vivre.
Certes l’être humain peut accepter une certaine réduction anthropologique à condition que cette réduction ne dépasse pas certaines limites et qu’il puisse comprendre et s’approprier le sens des mesures qui lui sont imposées. Il en est ainsi du port de masque. Non pas qu’il ne fut pas nécessaire, mais sa prescription fut dépouillée de toute réflexion sur l’importance de la relation au visage. Une telle réflexion aurait pu permettre d’appliquer cette prescription avec mesure, sans empiler les précautions sécuritaires cumulant la distanciation sociale et le port du masque, en permettant que les proches visitant des personnes âgées, atteintes de maladie d’Alzheimer puissent porter des masques transparents. L’éthique d’Emmanuel Levinas[7] comme la neuropsychologie convergent pour attester que la relation au visage fonde la reconnaissance mutuelle de deux personnes qui, même quand la maladie perturbe les capacités d’identification, laisse persister avec le proche un sentiment apaisant de familiarité et un partage émotionnel qui laissent place à l’angoisse et à la détresse induites par un masque opaque.
Il en fut ainsi de la méconnaissance de la dimension anthropologique de la visite qui perd tout son sens si la rencontre est limitée par la distanciation physique à l’espace extrapersonnel lointain en interdisant même sous couvert de gel hydroalcoolique, l’impérieux besoin de reliance[8] qu’auraient pu apaiser, même de manière sobre, deux mains qui s’étreignent. Il est heureux que la loi, à l’issue de la pandémie, ait pu enfin consacrer un droit de visite.
Il en fut ainsi de l’inacceptable mutilation de la ritualité de la mort qui méconnut gravement le droit que l’on pensait inaliénable, de manifester de manière ultime, le respect et la tendresse dus à la personne défunte pour assumer progressivement la souffrance de la séparation et ce travail d’intériorisation et d’intégration de la perte d’un être cher que l’on appelle le travail de deuil. On reste encore stupéfait , en dépit des allègements introduits par les gouvernants de l’obstination des textes à laisser persister le terme ambigu de « mise en bière immédiate » qui fut considéré comme l’équivalent d’une interdiction qui persista longtemps au gré des fantasmes sécuritaires, pour justifier l’interdiction faite aux proches de voir une dernière fois le visage des défunts. Il est à cet égard dommage que le décret du 20 octobre 2020 [9]laissât encore persister cette ambiguïté.
Il faudrait tout faire pour qu’une nouvelle pandémie puisse concilier la prise de mesures de santé publique dont l’efficacité ne peut oublier la vulnérabilité anthropologique de la société. Sans ce souci anthropologique dont quelques exemples seulement ont été donnés, sans la volonté ardente de respecter l’être humain dans ses dimensions biopsychosociale et spirituelle, les sociétés seront condamnés à accepter que l’humanisation passe au gré des crises par des salves de dissolution-reconstructions, ce qui serait une autre manière de se résigner à une réduction anthropologique qui pourrait faire courir le risque de briser durablement la condition humaine. Voilà sans doute une raison majeure de dépasser les ressentiments pour méditer les leçons de la pandémie et pour faire ainsi acte d’espérance, sans illusions, mais avec détermination.
[1] Roger Gil, Covid-19: une éthique sous tension. Entre santé publique et souffrances humaines, Les chemins de l’éthique (Bordeaux: LEH Edition, 2021). Roger Gil, Éthique et Pandémie: panser les souffrances pour penser l’avenir (Bordeaux, France: LEH Édition, 2023).
[2] Jean Piaget, Le jugement moral chez l’enfant, copie 1932 (Paris: Presses universitaires de France, 1978).
[3] L. Kohlberg, Essays on Moral Development Vol. 1 The Philosophy of Moral Development, éd. par Walter Sinnot-Amstrong (Cambridge (Massachusetts); London (England): The MIT Press, 1981).
[4] selon la terminologie proposée par Edmund Husserl, Méditations cartésiennes: introduction à la phénoménologie, trad. par Emmanuel Levinas et Gabrielle Peiffer (Paris: J. Vrin, 1947).
[5] Platon, Oeuvres complètes, Tome VIII-2° partie. Théétète, trad. par A. Diès, Collection des universités de France (Paris: Les Belles Lettres, 1950).
[6] P. Ricoeur, « La souffrance n’est pas la douleur », in Souffrances, corps et âme, épreuves partagées, Autrement, 1 vol., Série Mutations 142 (Paris, 1994).
[7] E. Levinas et Philippe Nemo, Éthique et infini: dialogues avec Philippe Nemo, 1 vol., Le Livre de poche. Biblio essais (Paris, France: Librairie générale française, 1982).
[8] Edgar Morin, La méthode. 6, Éthique (Paris: Ed. du Seuil, 2006).
[9]https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000042475143#:~:text=pour%20faire%20…-,D%C3%A9cret%20n%C2%B0%202020%2D1310%20du%2029%20octobre%202020%20prescrivant,l’%C3%A9tat%20d’urgence%20sanitaire&text=Recherche%20simple%20dans%20le%20code%20Rechercher%20dans%20le%20texte…
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