Humaniser l'Homme: pléonasme ou nécessité?
Roger GIL; Billet éthique; 14 mars 2025; 161
La préoccupation éthique majeure est d’humaniser sans cesse l’Homme et ainsi de le faire grandir en accroissant en lui ce qu’il a d’humain. Cette proposition n’est-elle qu’un pléonasme, ne fait-elle que marteler une évidence ou s’inscrit-elle comme le projet de toute personne humaine ? Car on pourrait considérer que l’Homme est par définition humain et que donc tous ses actes, toutes ses pensées, toutes ses émotions procèdent de l’humanité qui le constitue Homme et seulement d’elle. Comment énoncer l’humanité comme le devenir de l’Homme alors qu’elle est censée définir l’Homme ? On sent néanmoins, même de manière confuse, la complexité des comportements humains. L’Homme est le siège de pulsions, mues par ce qu’il est convenu d’appeler des besoins biologiques fondamentaux : la faim, la soif, la sexualité, la défense du territoire. Si l’être humain est capable de gloutonnerie, il est aussi capable de se nourrir avec délicatesse, de faire de ses repas des moments de convivialité. Et on sent ainsi le fossé qui sépare la voracité de la commensalité, la pulsion aveugle de l’impulsion intégrée, régulée, organisée, humanisée. Car en fait, le propre de l’Homme est de ne pas être totalement, exclusivement, humain. Le cerveau humain qui est le témoignage biologique de l’humanisation[1] porte en lui-même cette longue histoire que l’on appelle la phylogenèse[2]. Au plus profond, le cerveau le plus archaïque ou cerveau reptilien génère les comportements nécessaires aux besoins de base et à la survie de l’espèce comme l’acte de se nourrir, la reproduction et la défense du territoire. Entourant ce cerveau, en s’enroulant autour de lui comme un anneau, un limbe[3], se situe le cerveau mammifère qui intervient dans la mémoire et dans la gestion des comportements instinctuels et émotionnels. Et c’est au-dessus de ces deux cerveaux que se déploie le cerveau proprement humain qui recouvre les deux autres comme un manteau, comme un ruban que l’on appelle le cortex cérébral. C’est ce cerveau qui régule les comportements venus de la profondeur, adapte les actions à l’environnement, déploie ses choix décisionnels, intègre les émotions dans un réseau de significations, permet le déploiement des capacités d’anticipation, permet à l’être humain de donner un sens à sa vie et d’avoir conscience d’exister, permet à l’être humain de penser sa vie.
L’Homme est l’aboutissement et, qu’on le veuille ou non, la promesse d’accomplissement, de culmination d’une longue histoire de la vie terrestre que l’on appelle l’Évolution. Le reptile, le mammifère ont précédé l’éclosion de l’Homme. Certes la conception tripartite du cerveau est criticable si elle reste figée dans une représentation compartimentée du cerveau en méconnaissant les connexions qui mobilisent des réseaux hodologiques largement distribués et interconnectés. La phylogénèse n’a pas consisté à ajouter des wagons successifs tout au long de l’évolution. Le cerveau n’a pas commencé avec les reptiles. Chaque étape n’a pas fermé la porte sur la précédente. Il reste du reptile chez le mammifère, comme il demeure du reptile et du mammifère chez l’Homme. En dépit de son « caractère caricatural [4]» la conception de Mac Lean a au moins le mérite de relier l’être humain à l’histoire de la phylogénèse, à la longue histoire du vivant. L’humanisation de l’homme n‘est pas un état, mais un projet tendant à intégrer des besoins biologiques archaïques dans un comportement qui les contrôle, les harmonise, les dépasse pour construire une humanité qui pense, qui se pense et qui agit en se décentrant sans cesse de soi vers autrui. Mais l’être humain peut aussi choisir, en s’appuyant sur les structures cérébrales les plus évoluées, de planifier, d’organiser la violence qu’il s’agisse de crimes, de tortures, de guerres. Les guerres actuellement menées dans le monde pour reconstruire des empires sont la pathétique illustration d’une Histoire dans laquelle l’humanité est empêtrée depuis la nuit des temps : la paix est d’abord le privilège des peuples dont la puissance et les alliances dissuadent les attaquants potentiels. La paix universelle demeure hélas un leurre…
Si l’être humain ne naît pas humain, il naît pourtant avec des outils cérébraux aptes à édifier son humanisation. En dépit des violences collectives, il revient à chacune et à chacune de continuer à œuvrer à sa propre humanisation, pas à pas, ensemble, comme une protestation silencieuse. Tel est sans doute une des clés de lecture de ce qu’Aristote désignait sous le nom de souverain bien ou de bien suprême[5] ou encore de ce que Paul Ricœur[6] appelait la visée de la « vie bonne » ou « vie accomplie » qui définit la visée éthique. Mais la visée éthique n’est pas qu’un exercice spéculatif de la raison, une réflexion méditative ; elle n’a de sens[7] que si elle inspire, guide, oriente les actions ; elle n’est pas qu’une manière de penser, qu’une manière de ressentir, qu’une manière d’être, mais elle est aussi, indissolublement, une manière d’agir[8]. On voit ainsi que si l’éthique est un chemin d’humanisation, c’est bien parce qu’elle est portée par cette interrogation fondamentale : « Que faut-il faire pour bien faire » ou encore « Comment faire pour bien faire [9] » ? Humaniser l’Homme n’est pas un pléonasme, mais une nécessité qui seule, peut donner sens, son vrai sens, son sens authentique à la dignité de la personne humaine qui doit quitter son statut incantatoire niché dans des déclarations des droits de l’Homme sans cesse bafouées, pour devenir une espérance ténue mais têtue, comme une mince flamme, menacée par les scories du monde, souffrante mais présente dans d’humbles scintillements dont l’extinction ou l’embrasement écriront la destruction ou le salut de l’humanité.
[1] On pourrait dire aussi que la lente évolution biologique de la vie sur terre que l’on appelle l’hominisation a conduit à l’émergence de l’espèce humaine donc de l’Homme dont le cerveau a été doté des outils nécessaires à l’humanisation et à sa visée éthique. Voir Mireille Delmas-Marty, « Hominisation et humanisation », La lettre du Collège de France, no 27 (1 décembre 2009): 23‑24, https://doi.org/10.4000/lettre-cdf.99.
[2] Paul Donald MacLean, Les Trois cerveaux de l’homme, éd. par Roland Guyot (Paris, France: R. Laffont, 1990).
[3] d’où le nom de cerveau limbique donné à cette partie du cerveau.
[4] Jean-Didier Vincent, Biologie des passions (Paris, France: Seuil : Odile Jacob, 1986).
[5] Aristote, Éthique de Nicomaque, trad. par Jean Voilquin, Classiques Garnier (Paris: Libr. Garnier Frères, 1950). Livre premier [Le bien et le bonheur]
[6] P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Points. Série Essais 330 (Paris: Éd. du Seuil, 1996).
[7] C’est sur quoi insiste Ricœur quand il précise : « La première grande leçon que nous retiendrons d’Aristote est d’avoir cherché dans la praxis l’ancrage fondamental de la visée de la vie « bonne » : op. cit. p. 203.
[8] « Ce sont ceux qui dans la vie agissent comme il faut qui deviennent dans la vie possesseurs du Beau et du Bien » : Aristote, op.cit. Livre premier, chapitre VIII. p. 29. Outre le travail et l’art qui visent la réalisation du Bien et du Beau (ergon), la vie de l’homme, être doué de raison, « s’employant à penser » est indissociable de ses actions (praxis) et de la force qui les anime (energeia) et se confond avec elles : Aristote, op. cit. Livre premier, chapitre VII, p. 23.
[9] Eric Fuchs, Comment faire pour bien faire ?: Introduction à l’éthique (Genève: Labor et fides, 1995).
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