La visite : acte de reliance dans l’espace de la tendresse

La visite : acte de reliance dans l’espace de la tendresse

A propos de l’ouvrage « Dis, tu reviendras ? », éditions ERES, Toulouse, 2023
Roger Gil Billet éthique, 13 octobre 2023, 123

Il a fallu la douloureuse expérience de la pandémie au virus SARS-CoV-2 (Covid-19) pour retrouver le sens de la visite[1]. Et pourtant la fonction de la visite comme manifestation de l’attention, de l’affection portée à Autrui, de la compassion pour les plus vulnérables, accompagne la spiritualité humaine depuis la nuit des temps. La visite est une rencontre et elle est plus qu’une rencontre. Elle exprime le désir, le souhait, le besoin, le devoir de se mettre en marche vers Autrui, de s’approcher de lui, d’être admis auprès de lui, d’être accueilli par lui, de manifester sa présence, de proposer son aide. Toutes les religions s’accordent pour faire de la visite la manifestation privilégiée des liens (religion ne veut-il pas dire relier) aux parents, aux proches, aux personnes malades, âgées, aux symboles d’isolement qu’étaient les veuves et les orphelins, aux prisonniers aussi. Le Nouveau Testament a même fait de la compassion et de la visite, unis dans la même péricope de l’évangile de Matthieu une manifestation théandrique, c’est-à-dire à la fois divine et humaine dès lors que le Christ lui-même s’identifie à l’affamé, à l’assoiffé, au malade, au prisonnier et, présent en chacun d’eux dit[2] : « J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger….malade et vous m’avez visité…  La visite est ainsi devenue presqu’à notre insu, un témoignage privilégié de la sociabilité humaine, une épiphanie de la reliance qui tisse l’histoire de nos vies. Car la visite n’est pas qu’un témoignage, elle agit aussi comme un ciment qui sans cesse conforte le réseau social, l’espace hodologique où le Moi de chacun se connecte au Tu des Autres. On visite ainsi ses parents, âgés ou malades, comme on visite des amis, des proches, des personnes isolées, des étrangers dont on s’approche pour en faire des proches. Les visites nourrissent  la fraternité qu’elles font advenir et croître  dans un monde tenté par la puissance, la réussite, l’isolement, le profit, voire le repli identitaire alors qu’elles sont une clé privilégiée de l’altérité.

La visite ne relève ni d’une mode ni d’une ritualité mécanique mais d’une exigence anthropologique qui plonge au plus profond de l’humanité. Parce qu’elle est une manifestation de la sociabilité humaine, elle est nécessaire au besoin d’appartenance de tout être humain comme à tout ce qui émane de cette appartenance : le sentiment de sécurité, la protection, l’apaisement qu’il induit face à l’adversité, face aux épreuves de la vie. Mais l’acte de reliance qu’est la visite est aussi nécessaire à l’entretien de ce besoin d’appartenance, à son développement, à son ouverture au monde avec ses malheurs et aussi ses moments heureux : le besoin d’appartenance se nourrit de ce sentiment complexe que la langue latine désigne sous le nom de caritas et que l’on peut appeler amour, charité, affection, tendresse.

A tous les niveaux, pendant la crise sanitaire, on a cru que l’on pouvait réguler les visites, imposer leurs modalités sans prendre en compte les besoins de chacun et sans prendre conscience de la fonction de la visite dans la vie sociale. Il s’en est suivi de grandes souffrances dont il faut aujourd’hui tirer les leçons pour le présent et pour l’avenir. Les institutions sanitaires et médico-sociales dotées de ce pouvoir de police intrusive ne peuvent pas le faire par des notes de service déshumanisées qui décrètent des heures et des durées uniformes, incompatibles avec une éthique de la personne, de chaque personne.

Mais la visite a aussi sa réalité spatiale. Une visite n’est une visite que si la présence des personnes, celle qui visite, celle qui reçoit s’inscrit dans l’espace extrapersonnel proche, celui où l’on peut certes se voir mais aussi se toucher et respirer la présence réciproque dans un lieu qui n’a pas à être livré à l’intrusion de surveillances. Les visites mutilées de la pandémie, imposées à deux mètres de distance, dans l’espace extrapersonnel lointain, celui que la main ne peut atteindre, n’étaient pas des visites mais de vagues entrevues avec des regards qui se cherchaient derrière des masques opaques, des voix brouillées par la distance : elles ont généré bien des frustrations et bien d’inutiles souffrances.

Dans un monde de plus en plus difficile il faudra désormais veiller à ne plus éteindre ces braises de tendresse dont les visites témoignent et qui à leur manière, racontent notre commune humanité.

[1] Roger Gil, « Dis; tu reviendras? » Redécouvrir le sens de la visite aux proches âgés. (Toulouse: Editions Erès, 2023).

[2] Matthieu 25, 34-36.

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