Besoins, désirs, attentes: quelles exigences éthiques?

Besoins, désirs, attentes : quelles exigences éthiques ?

Roger Gil. Billet éthique, 17 novembre 2023

Il y a sans doute en chaque être humain, des besoins, des attentes et des désirs. En quoi ces mots interrogent ou non la réflexion éthique ? Le besoin peut se définir comme une situation de manque mais aussi[1] « l’état d’un être par rapport aux moyens indispensables à son existence, à sa conservation, à son développement ». On a pu parler aussi du besoin comme ce qui manque « pour compléter son être[2] ». Certains besoins sont en quelque sorte universels ou plutôt communs à toutes et à tous : nous avons besoin d’eau, nous avons besoin de manger, nous avons besoin de respirer un air suffisamment oxygéné pour vivre. On s’orienterait alors vers une définition qui considèrerait le besoin comme ce qui est nécessaire pour vivre. Mais, l’être humain ne peut être réduit à sa dimension biologique qui doit être intégrée dans un être bio-psycho-social. Le besoin serait alors ce qui est nécessaire au bien-être de chacun. La relation de soins, telle qu’elle avait été modélisée par Virginia Henderson avait conduit à dénombrer 14 besoins fondamentaux[3] : Respirer; boire et manger; éliminer (urines et selles); se mouvoir, conserver une bonne posture et maintenir une circulation sanguine adéquate; dormir, se reposer; se vêtir et se dévêtir; maintenir la température du corps dans les limites normales; être propre, soigné et protéger ses téguments; éviter les dangers (maintenir son intégrité physique et mentale); communiquer avec ses semblables ; agir selon ses croyances et ses valeurs; s’occuper en vue de se réaliser (et conserver l’estime de soi); se recréer (se divertir); apprendre. En 1943, Maslow avait organisé ces besoins de manière hiérarchique et pyramidale avec de bas en haut cinq groupes : les besoins physiologiques, les besoins de sécurité, les besoins d’amour, d’affection ou d’appartenance, le besoin d’estime de soi et le besoin de réalisation, d’accomplissement de soi. Certes la théorie de Maslow a fait l’objet de critiques. Elle ne dresse pas une liste exhaustive des besoins. Elle suppose par son caractère  pyramidal que l’apparition d’un besoin nécessite la satisfaction préalable d’un besoin de niveau inférieur. En fait Maslow, dès ses travaux initiaux admit que cette hiérarchie n’était pas un ordre fixe[4]. De fait l’accompagnement de personnes malades en fin de vie montre que le besoin de manger s’estompe alors même que le besoin d’affection est au premier plan. Ce qu’il est sans doute primordial de retenir, c’est que l’existence et la hiérarchie des besoins sont variables d’une personne à l’Autre et que la relation de soins ne permet pas d’appliquer à chaque personne un modèle unique, ce qui relèverait d’une bienfaisance paternaliste ou normative. La relation de soins et d’accompagnement appelle à un  discernement des besoins propres à chacun. Ce discernement est d’autant plus nécessaire que le besoin n’est pas toujours explicite mais qu’il peut être implicite ou non formulé. On a vu ainsi pendant la pandémie que des personnes âgées isolées dans leur chambre d’ehpad, ne mangeaient plus et dépérissaient. Le besoin réel n’était pas un besoin dit physiologique (la nutrition) mais un besoin d’appartenance : ils se sentaient abandonnés par leurs proches qui ne les visitaient plus.

Le désir est différent du besoin mais il entretient avec lui des relations complexes. Certains désirs sont des modalités particulières d’expression d’un besoin en le parant de connotations émotionnelles nuancées ou culturelles. Le besoin de boire donc la soif peuvent s’exprimer comme l’envie d’une menthe à l’eau ou d’une bière fraîche. Tous les désirs ne sont pas des besoins : un malade peut avoir envie de quitter l’hôpital sans que ce désir ne corresponde pour lui à un besoin : on peut ainsi comprendre qu’un désir devient un besoin dès lors que sa non satisfaction induit une sensation de manque, de malaise, de mal être, de mal-confort et dans ce cas le fait qu’un malade dise qu’il veut quitter l’hôpital peut correspondre à un besoin. Mais au-delà de tout jugement sur le désir, il est sans doute utile de rappeler que pour Spinoza, le désir exprime la puissance d’agir de l’être humain, celle qui précisément lui permet de « persévérer dans son être », et donc de témoigner de sa puissance d’être[5] et finalement de son être-même. La Joie et la tristesse expriment précisément ce qui accroît ou ce qui contrarie, contraint, diminue la puissance d’agir. Dans l’accompagnement des personnes vulnérables, la tristesse reflète la souffrance induite par la réduction, l’entravement de la puissance d’agir. Mais le pire est la perte de tout désir, c’est-à-dire du goût même, de l’envie de vivre. Bacon (1561-1626)[6] écrivait déjà « Quel état plus misérable que de n’avoir rien à désirer ? » Nietzche[7]  s’écriait « Hypocrites sensibles et lascifs ! Il vous manque l’innocence dans le désir et c’est pourquoi vous calomniez le désir ! » et Schopenhauer[8] : « Trop heureux celui qui garde encore un désir… il pourra continuer ce passage éternel du désir à sa réalisation, et de cette réalisation à un nouveau désir ». Et encore : La conscience même, la force du désir, nous révèle dans cet acte l’affirmation la plus décisive de la volonté de vivre. Et il retrouve ainsi l’argument de Spinoza, tous deux liant le désir à la puissance d’agir et à la volonté de vivre. L’accompagnement doit donc quitter les connotations négatives du désir, ses bas-fonds instinctuels pour tenter, par l’écoute, de discerner, quel sens, quels besoins, quelles aspirations, quelles attentes en sont la source. On s’apercevra alors que dans  cet espace de parole laissé au malade, la formulation de ses désirs compte plus que l’impossible réalisation de nombre d’entre eux : c’est l’écoute qui montre d’abord la considération que le soignant porte à la personne malade c’est-à-dire le respect, dans sa profondeur étymologique[9] qui veut dire s’arrêter pour poser son regard, s’approcher, prêter attention et du coup, le prendre en considération et ainsi constituer comme sujet.

Les attentes sont plus complexes encore. Quand elles sont liées à un besoin ou à un désir, elles désignent la représentation mentale que le sujet se fait de la satisfaction de son besoin, ou de la réalisation de son désir. Ainsi on a soif, donc besoin de boire, on a envie d’une menthe à l’eau, on attend la saveur fraîche et stimulante de la menthe. Ainsi le besoin peut être satisfait (la soif) sans que le désir ne le soit (il n’y a à boire que de l’eau) tandis que l’attente n’est pas comblée (la saveur stimulante et la fraîcheur que l’on attendait).

Une relation de soins centrée sur la personne nécessite donc une attention particulière à discerner les besoins, les désirs et les attentes de chacune et de chacun. C’est ainsi que le rapport Belmont (1974) interrogeant sur les diverses formulation de la Justice demandait entre autres si la Justice était « à chacun une part égale » ou « à chacun selon ses besoins ». Telle est sans doute l’articulation entre la justice et l’équité. Ainsi pendant la pandémie quand vint le temps de la reprise de visites encadrées, fallait-il considérer que la justice était d’allouer une demi-heure de visites à chacun par semaine ou d’adapter la durée et la fréquence de visites aux besoins de chaque résident ou de chaque malade hospitalisé ? Dès lors et dans la vision d’une éthique incarnée se pose pour le soignant une question fondamentale : quel est le seuil au-dessous duquel la non satisfaction d’un besoin altère le bien être de manière telle qu’elle compromet la motivation même de la personne à vivre, soit que ce besoin n’ait pas été discerné, soit qu’il ait été discerné mais non satisfait en application par exemple de mesures sanitaires qui interdisaient les visites et en croyant qu’on pouvait leur substituer des animations collectives ou de couloir même si de telles animations pouvaient convenir à certains.

Et c’est ainsi que l’absence de discernement des besoins explicites ou implicites engendre des réponses inadaptées, des manques douloureux à l’accompagnement qui, se réfugiant dans une bienfaisance normative, conduisent à la maltraitance que l’on pourrait appeler implicite, banale, quasi-invisible. Certes cette vision de la maltraitance est exigeante, voire angoissante : il ne s’agit plus de cocher les cases d’un inventaire de maltraitances. Il s’agit, humblement et avec la conscience de ses limites, d’aider à vivre.

[1] André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, éd. par Société française de philosophie, 2 vol., Quadrige (Paris: Presses universitaires de France, 1999).

[2] Paul Foulquié, Dictionnaire de la langue philosophique (Paris: PUF, 1962).

[3] Jérôme Pellissier, « Réflexions sur les philosophies de soins », Gérontologie et société 29 /  118, no 3 (2006): 37‑54, https://doi.org/10.3917/gs.118.0037.

[4] AH Maslow, « Une théorie de la motivation humaine », Psychological Review, Classiques de l’histoire de la psychologie (Christopher Green), 50 (1943): 370‑96.

[5] B. Spinoza, Oeuvres III Ethique, trad. par C. Appuhn, G.F. 57 (Paris, France: Garnier-Flammarion, 1965). Voir en particulier Propositions VII , LVII et LIX.

[6] Francis Bacon, Oeuvres philosophiques, morales et politiques (Paris: Auguste Desrez, 1838).

[7] Friedrich Nietzsche, Geneviève Bianquis, et Geneviève Préfacier Bianquis, Ainsi parlait Zarathoustra, 2 vol. (Paris, France: Aubier-Flammarion, 1969).

[8] Arthur Schopenhauer et Auguste Burdeau, Le monde comme volonté et comme représentation, 3 vol. (Paris, France: Félix Alcan, 1902).

[9] en latin respicio