Souffrir est-ce vivre ?
Roger Gil; Billet éthique, 26 octobre 2024, 147
Souffrir est-ce vivre ? La question peut sembler paradoxale alors même que la douleur est inséparable de la vie, que la douleur est même un signal d’alarme destiné à protéger l’individu d’une menace ou de ce qu’il croit être une menace à son intégrité et ce signal est décrit comme une expérience sensorielle et émotionnelle dont le désagrément[1] permet la fuite aversive ou l’appel à l’aide. Et cette alarme peut être salvatrice comme l’atteste la durée de vie écourtée des enfants nés avec une indifférence congénitale à la douleur. La douleur perçue permet de retirer la main du feu, d’alerter sur un drame abdominal, un infarctus du myocarde. Mais si la cause de la douleur ne peut recevoir de thérapeutique rapidement efficace, la douleur n’en continue pas moins : elle est comme un signal qui ne sait pas s’interrompre même s’il est devenu inutile. Or les influx douloureux, quand ils sont intenses, quand ils sont durables, investissent un grand nombre de cibles cérébrales et notamment les structures impliquées dans les rythmes veille-sommeil, dans l’adaptation au stress, dans la régulation émotionnelle, dans la motricité, mais aussi dans les capacités d’anticipation, d’organisation séquentielle, de régulation et de contrôle des activités humaines. La douleur, intense ou durable, embrase ainsi le cerveau, et c’est alors que la douleur devient souffrance : les messages douloureux envahissent le champ de conscience de l’individu, le rendant indisponible à toute autre chose que le souffrir. La souffrance aliène la personne qu’elle assaille, la rétracte sur son Soi, rompt le cours de sa vie ordinaire en incapacitant son « pouvoir faire ». C’est à juste titre que Platon considérait que la vie pouvait ainsi osciller entre deux pôles opposés, l’agir et le pâtir. L’être humain souffrant voit se briser ses capacités d’agir alors que précisément « Quoi qu’on fasse, vivre c’est agir »[2]. L’extrême du souffrir peut ainsi annoncer et devenir l’inaction absolue qu’est la mort. L’insupportable du souffrir tient à cet enchainement hétéronomique qui en étouffant l’agir, étouffe du même coup la capacité de vivre sa vie. « Que fais-tu en ce moment ? Je souffre », écrivait Alphonse Daudet[3]. La rétraction de l’agir vers le pâtir s’accompagne comme le soulignait Paul Ricœur, d’un repli du sujet de l’ouverture au monde vers la solitude d’un Soi offert à l’abandon. La rupture du lien social est la conséquence de souffrances indicibles qu’elle aggrave encore en accroissant le sentiment d’inutilité et la mésestime de soi : il a pu en effet être montré que les situations d’exclusion sociale activent des structures cérébrales elles aussi impliquées dans les douleurs physiques[4].
Et c’est ainsi que peuvent s’ébaucher quelques réflexions éthiques sur la souffrance de l’Autre. Pour dire d’abord que si l’on accepte de ne pas la fuir, elle induit ce ressort de la conscience morale qu’est l’empathie, source de la sollicitude. En écoutant le souffrant on le constitue comme sujet qui perçoit une présence et qui peut tenter de recouvrer des bribes d’un pouvoir dire d’une expérience toujours difficilement communicable, mais qui peut être re/s/sentie quelle que soit la maladresse ou l’approximation des mots. Car survivre pour le sujet souffrant, c’est selon l’expression de Paul Ricœur, retrouver un minimum d’agir dans le pâtir, ce que peut signifier le terme « endurer »[5]. C’est ce souci de pouvoir endurer que la littérature latine de Cicéron aux premiers siècles apr. J.-C. appelait patientia, c’est ce même souci qui rend compte de l’attention portée universellement et depuis la nuit des temps à la souffrance par la littérature et la philosophie comme par les paroles surgies de l’écoute et du comportement des malades et des blessés. Les mots utilisés, dès lors qu’un espace leur est laissé pour s’exprimer témoignent, comme l’on montré Wall et Melzack[6], non seulement des caractères sensoriels de la douleur (elle brûle, elle comprime, comme un écrasement), mais aussi des distorsions émotionnelles qu’elle suscite (elle est épuisante, écœurante, tuante, déprimante) comme des processus cognitifs qu’elle déclenche : le douloureuse recherche une position antalgique, il s’interroge sur le pourquoi de sa douleur, il s’interroge aussi sur le sens qu’elle peut avoir dans sa vie et c’est ainsi que la dimension cognitive de la souffrance ouvre à une dimension spirituelle qu’elle concerne la révolte, l’absurdité, l’appel à Dieu ou la négation de Dieu. Accompagner le douloureux c’est recueillir ces témoignages, non pour les commenter, mais pour les laisser sourdre et s’exprimer. Car ces comportements témoignent d’abord de la lutte contre la douleur devenue souffrance, de cet exercice d’endurance qui dit le corps à corps mené par le malade et le blessé. De ce combat il peut sortir vaincu ou en danger de l’être, ce que l’accompagnement moderne désigne sous le nom de catastrophisme comme il peut se manifester en posture d’affrontement, de coping pour retrouver une emprise sur sa souffrance[7]. Accompagner la personne souffrante c’est faire usage non seulement des thérapeutiques médicamenteuses ou techniques, mais c’est aussi créer avec elle ce lien d’écoute et d’empathie qui s’inscrit en contrepoint obstiné de tout protocole de soins.
Parmi les inconforts qui peuvent s’abattre sur l’être humain, la souffrance a un statut particulier qui tient à sa capacité d’aliénation. Il est significatif que la loi du 4 mars 2002 qui a voulu consacrer la primauté du principe d’autonomie dans la relation soignant-soigné, a tout à la fois édicté « le droit fondamental à la santé » du citoyen et a choisi explicitement de citer la douleur en précisant que « toute personne a le droit de recevoir des soins visant à soulager sa douleur ». Quant à la loi de février 2016, ouvrant de nouveaux droits pour les malades en fin de vie, elle abandonne le mot douleur pour se centrer sur la souffrance que chacun a le droit de voir soulagée. Et c’est ainsi que cette loi a modifié le code de la Santé publique qui inscrit, pour toute personne, le droit de recevoir et les soins et les traitements les plus appropriés ainsi que « le meilleur apaisement possible de la souffrance ». Le care et le cure sont ainsi à la fois distingués et réunis et la lutte contre la souffrance est à la fois prise en soins, accompagnement qui ne peuvent pas aussi ne pas concerner la dimension technique des actes médicaux appelés par les maladie ou les blessures, en somme de toutes les épreuves liées à la fragilité du vivant[8].
Certes la souffrance continuera de menacer un monde dans lequel elle a partie liée avec la finitude propre à toute vie. Aux êtres humains de faire en sorte de refuser que la souffrance ne les terrasse malgré leur mortelle destinée.
[1] International Association for the study of pain (IASP) ; http://www.sfetd-douleur.org/iasp.
[2] Anatole France, Le Jardin d’Épicure, édition numérique, Les classiques des sciences sociales (Paris: Calmann-Lévy, 1923) ; p. 143.
[3] Alphonse Daudet, La doulou (Paris: Michel de Maule, 1988).
[4] Naomi I. Eisenberger, « The Neural Bases of Social Pain: Evidence for Shared Representations with Physical Pain », Psychosomatic Medicine 74, no 2 (mars 2012): 126‑35, https://doi.org/10.1097/PSY.0b013e3182464dd1.
[5] Paul Ricœur, « La souffrance n’est pas la douleur », in Souffrances. Corps et âme, épreuves partagées, Série Mutations 142 (Paris: Autrement, 1994), 58‑69.
[6] R. Melzack, « The McGill Pain Questionnaire: Major Properties and Scoring Methods », Pain 1, no 3 (septembre 1975): 277‑99.
[7] Roger Gil, Neuropsychologie (Issy-les-Moulineaux, France: Elsevier-Masson, 8e édition, 2024), p. 484-522.
[8] Toute personne a, compte tenu de son état de santé et de l’urgence des interventions que celui-ci requiert, le droit de recevoir, sur l’ensemble du territoire, les traitements et les soins les plus appropriés et de bénéficier des thérapeutiques dont l’efficacité est reconnue et qui garantissent la meilleure sécurité sanitaire et le meilleur apaisement possible de la souffrance au regard des connaissances médicales avérées : Article L1110-5 du Code la Santé publique.
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