La douleur sociale : des neurosciences à l’éthique

La douleur sociale : des neurosciences à l’éthique

Roger Gil; Billet éthique, 9 novembre 2024, 148

    Il est commun d’invoquer la nécessité éthique d’une société inclusive et de bannir tout comportement susceptible d’exclusion sociale. Tout groupe humain oscille entre sentiment d’appartenance susceptible de renforcer sa cohésion et comportement d’exclusion à l’égard de celles et ceux qui, considérés comme étrangers ou traîtres au groupe, seraient susceptibles de le mettre en danger dans son identité et dans son existence même. L’histoire des guerres, des persécutions, des déportations a affecté tout le parcours de l’humanité. La déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen, proclamant que les êtres humains « naissent et demeurent libres et égaux en droits et en dignité », induit une égale considération à l’égard d’autrui qui n’est qu’une introduction implicite et préalable à une vision inclusive qui ne peut se suffire de la tolérance. Mais cette vision planétaire ou universelle ne prend sens qu’à partir de la vie de chaque jour. C’est en effet dans le quotidien, des villes, des quartiers, des campagnes, des habitats, des milieux de travail, de loisirs ou sportifs, de nombreux groupes communautaires ou associatifs qui constituent la trame vivante de la société que peut s’éprouver, en chacun, dans son épaisseur, la tension entre le souci d’inclusion et le risque d’exclusion. Les arguments rationnels ne manquent pas pour démontrer que tout comportement d’exclusion est un facteur de déconsidération d’Autrui exclu et d’amoindrissement humain de Soi excluant. Mais au-delà de ces arguments rationnels, les neurosciences apportent un éclairage émouvant au re-s-senti de l’exclusion. Un protocole scientifique apparemment anodin propose un jeu virtuel de lancer de ballon au cours duquel un sujet, devant un ordinateur, est invité à jouer avec trois autres personnes qu’il voit sur l’écran et qu’il croit être réels et reliés en réseau. Après que le sujet se soit familiarisé avec ce jeu sur écran, il y participe, recevant le ballon, le renvoyant à l’un ou l’autre tandis que son activité cérébrale est recueillie par une IRM fonctionnelle[1] ou par électroencéphalographie intracérébrale[2]. Au bout de quelques échanges, le sujet se rend compte que la balle ne lui est plus lancée et qu’il est donc exclu du jeu. L’analyse de l’IRM fonctionnelle[3] pendant cette période d’exclusion montre que le sujet active des zones du cerveau qui sont superposables à celles qu’active la douleur physique et il s’agit des zones du cerveau sensibles à la détresse émotionnelle provoquée par les douleurs physiques[4]. À l’instar de la douleur physique, perçue comme une menace à l’intégrité physique donc à la survie, l’exclusion sociale provoque des signaux d’alarme alertant l’individu sur une menace à sa survie, liée tout au long de l’histoire de l’humanité, à son appartenance à un groupe social. Cette détresse mobilise aussi le ressenti émotionnel avec le malconfort qu’il entraîne dans ses aspects cognitifs et dans son vécu charnel. Et c’est ainsi que comme la douleur physique, la douleur sociale devient souffrance. Enfin, quand des sujets témoins sont incités à observer des documents vidéo au cours desquels apparaissent des situations de jeux de type lancer de ballon, ils verbalisent leur empathie à l’égard des sujets victimes d’exclusion et leur imagerie cérébrale active les mêmes zones cérébrales que celles activées chez les victimes. Il s’agit là encore de constats analogues à ceux qui sont faits chez des sujets observant des vidéos montrant des personnes subissant des douleurs physiques. C’est cette empathie qui rend compte des conduites prosociales d’entraide à l’égard de victimes d’exclusion sociale[5].

Ces procédures expérimentales, apparemment anodines (un jeu de lancer de ballon) montrent l’acuité de la perception des situations d’exclusion aussi bien par ceux qui les subissent que par ceux qui les observent. Et ces constats neuroscientifiques viennent en quelque sorte en appui de la réflexion éthique. Ils montrent en effet que des souffrances, sources de détresse peuvent être tout autant liées à des douleurs physiques qu’à des douleurs sociales. Ils montrent que l’exclusion sociale comme tant d’autres concepts, comme la liberté d’aller et venir ne peuvent être confinée dans le champ étroit et froid d’une éthique rationnelle. Ils acquièrent leur densité humaine, car ils pénètrent la dimension charnelle de l’être humain, son corps vivant (Leib) au sein duquel se ressentent et vibrent les émotions, qu’elles soient provoquées par des vécus positifs (le bien-être) ou négatifs (comme la douleur). Telle est la vision d’une éthique incarnée. Elle se doit d’abord d’être attentive à toutes les situations de vulnérabilité. Il en est ainsi dans le monde de la santé où l’on sait par exemple que les souffrances de fin de vie ne concernent pas que les douleurs physiques, mais aussi les douleurs qui surgissent du sentiment d’être abandonné, et que seul peut apaiser un accompagnement fait de présence et d’écoute. On a vu aussi combien le confinement pendant la pandémie a pu susciter de souffrances chez tant de personnes privées, de liens familiaux et sociaux, qu’il s’agisse d’étudiants ou de personnes âgées. Mais l’attention à porter au risque d’exclusion sociale concerne aussi toutes celles et tous ceux qui ont des responsabilités dans le management comme ceux qui ont des responsabilités politiques, car la visée utilitariste du plus grand bien pour le plus grand nombre ne suffit pas à la promotion d’une société inclusive. Ces constats concernent enfin tous les citoyens dans leur manière d’être et de faire à l’égard d’Autrui. Il est heureux de constater que les êtres humains ont les ressources nécessaires pour détecter et prendre en compte les souffrances des victimes de l’exclusion sociale. À condition toutefois qu’ils consentent à se décentrer de soi pour poser leur regard sur Autrui. Et s’il est vrai que les capacités empathiques des uns et des autres ne sont pas équivalentes, il est sans doute de la responsabilité de la société tout entière de promouvoir dès le plus jeune âge une éducation empathique. Afin de répondre au Bien que vise l’éthique : la croissance de chacun en humanité.

[1] Naomi I. Eisenberger, Matthew D. Lieberman, et Kipling D. Williams, « Does Rejection Hurt? An FMRI Study of Social Exclusion », Science (New York, N.Y.) 302, no 5643 (10 octobre 2003): 290‑92, https://doi.org/10.1126/science.1089134.

[2] I Cristofori et al., « The Neural Signature of Social Pain » (Society for Neurosience, San Diego, 2010).

[3] Ou de l’électroencéphalogramme

[4] Il s’agit notamment du cortex cingulaire antérieur et de l’insula. Voir en particulier Jean-Yves Rotge et al., « A Meta-Analysis of the Anterior Cingulate Contribution to Social Pain », Social Cognitive and Affective Neuroscience 10, no 1 (janvier 2015): 19‑27, https://doi.org/10.1093/scan/nsu110, et Irène Cristofori. Modulations physiologiques et comportementales de la douleur sociale. Université Claude Bernard – Lyon I, 2011. Français. <NNT : 2011LYO10145>. <tel-00845406>.

[5] Carrie L. Masten, Sylvia A. Morelli, et Naomi I. Eisenberger, « An fMRI investigation of empathy for ‘social pain’ and subsequent prosocial behavior », NeuroImage 55, no 1 (1 mars 2011): 381‑88, https://doi.org/10.1016/j.neuroimage.2010.11.060.

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