Faire acception de personnes en éthique des soins et en éthique du management : entre favoritisme et maltraitance

Faire acception de personnes en éthique des soins et en éthique du management : entre favoritisme et maltraitance

Roger Gil Billet éthique, 26 septembre 2024, 143

    Ne pas faire acception de personnes. Cette locution est peu utilisée et peu comprise aujourd’hui. Et pourtant son origine plonge dans la nuit des temps, quand, au Moyen-Orient, les civilisations naissantes élaboraient ces grandes lois morales destinées déjà à humaniser le « vivre ensemble », comme l’interdit du meurtre, du vol, du viol, du mensonge. Ainsi, en ce qui concerne le peuple hébreu, cette expression en forme d’interdit apparaît pour la première fois dans le Deutéronome où l’on peut lire que « Dieu ne fait pas acception de personne » (10, 17). Au deuxième livre des Chroniques (2 Chr 19, 7,) quand Josaphat roi de Juda, s’adressant aux juges qu’il établissait « dans toutes les villes fortifiées du royaume », leur fit cette monition : Soyez attentifs à ce que vous faites, car ce n’est pas pour les hommes que vous jugez, mais pour Yahweh, car en Yahweh, notre Dieu, il n’y a ni iniquité, ni acception de personnes, ni acceptation de présents ». Dans l’évangile de Luc, on dit au Christ, avant de l’interroger sur l’impôt à payer ou non à César, qu’il ne fait pas acception de personne (Luc 20, 21) Dans son Épître, Jacques (2 ,8 ; 2, 9) déclare que c’est bien agir d’aimer son prochain comme soi-même, mais que « si vous faites acception de personnes, vous commettez un péché et la loi vous condamne parce que vous lui désobéissez ». L’expression « faire acception de personnes », en latin (ou prosolepsia en grec) a un cheminement étymologique complexe qui, partant de « recevoir », « d’accueillir » certaines personnes glisse vers le sens de faire des faveurs à certaines personnes, de faire preuve à leur égard de favoritisme, de partialité[1]. Mais parce que l’histoire des mots sait user de métaphores, il faut se souvenir que persona désignait d’abord le masque que les acteurs antiques[2] portaient en jouant dans des pièces de théâtre. C’est l’équivalent grec que l’on retrouve et qui désigne aussi le masque, puis le visage[3]. Et le sens glisse alors de « visage » à « personne », car c’est par le visage que la personne se manifeste de manière élective au monde. C’est dans ce sens qu’Emmanuel Levinas disait que le visage est « l’épiphanie de la personne »[4]. Masque, visage, personne : en faire acception, c’est juger selon les apparences, selon les circonstances, selon des critères qui rompent l’égalité entre les êtres humains (la couleur de peau, le statut social, le sexe, l’âge, la religion ou encore un sentiment d’antipathie bâti sur l’aspect physique, la manière de s’habiller, de parler, ou sur des préjugés obscurs non critiqués). L’acception de personne heurte gravement le principe de justice et d’égalité de traitement entre tous les êtres humains. Pour les religions monothéistes[5], elle est une offense à Dieu qui, lui, ne fait pas acception de personnes. La déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen proclame l’égalité entre tous les êtres humains et donc proscrit le favoritisme. L’acception de personnes a deux valences : une valence positive qui est celle d’accorder des faveurs indues et une valence négative qui va de l’indifférence à la maltraitance. Chamfort écrivait que l’acception de personnes « est un des vices énormes de la société, qui suffirait seul pour expliquer tous ses vices »[6].

Certes dans la vie ordinaire, familiale, sociale, on peut choisir ses camarades, ses copains, ses amis pour des raisons d’affinité, de sympathie mutuelle, souvent à la faveur de concours de circonstances qui peuvent conduire à des fréquentations durables voire pérennes: il ne s’agit pas là d’acception de personnes, car il s’agit de choix réciproques et en quelque sorte symétriques qui peuvent tisser des relations d’amitié (Montaigne et la Boétie) et qui peuvent aussi s’organiser en réseaux relationnels plus ou moins étendus.

L’acception de personnes surgit dans le cadre de relations asymétriques confrontant une personne revêtue d’un pouvoir et une personne en situation de soumission. Le cadre prototypique est celui du juge et du justiciable : l’intégrité totale du juge exige qu’il ne fasse pas acception de personnes donc que son jugement ne soit pas partial, que cette partialité conduise à favoriser ou à léser le justiciable.

Mais l’acception de personnes menace toutes les situations impliquant des personnes vulnérables. La pratique des soins et l’accompagnement des personnes malades, blessées, âgées, peuvent conduire de manière insidieuse à une acception de personnes. Le soignant peut trouver certaines personnes agréables, sympathiques. Mais d’autres personnes peuvent paraître antipathiques, peu attractives, désagréables. Ces sentiments peuvent être aggravés si ces personnes malades ou blessées manifestent des troubles caractériels. C’est alors que si ces préjugés négatifs ne sont pas conscientisés et surmontés, l’acception de personnes peut être la porte d’entrée d’une maltraitance « ordinaire » : passer moins de temps avec ces personnes ingrates, réduire la relation de parole pour se cantonner aux gestes techniques, mettre un peu plus de temps pour répondre à leurs appels, manifester à leur égard des signes d’impatience, laisser son visage exprimer des émotions négatives ou même se dispenser de sourire. La relation de soins, parce que structurellement asymétrique, exige une certaine distanciation par rapport aux émotions spontanées qu’elle induit et qui, dans certaines situations, peut avoir de la peine à mobiliser spontanément la sollicitude et l’empathie.

L’éthique de la pratique des soins peut aussi inspirer, en ce point comme en bien d’autres, l’éthique du management ou de manière plus large l’éthique au travail[7]. La structure hiérarchique pyramidale met automatiquement les « subordonnés » en situation de vulnérabilité à l’égard de leurs supérieurs hiérarchiques qui ont à leur égard le pouvoir de les juger, de les évaluer, de promouvoir ou de casser leurs déroulements de carrière professionnelle. Ainsi est induite une situation de dépendance qui ne se peut vivre de manière harmonieuse que si des relations de confiance et d’estime réciproque lient le subordonné et son supérieur et permettent à l’autorité de s’exercer de manière naturelle sans recourir à l’autoritarisme. Telles sont les conditions nécessaires à l’infusion dans le management d’un souci prioritaire de justice et de cette justice appliquée à chacune et à chacun que l’on appelle équité. L’acception de personnes peut infester le management dès lors qu’il génère du favoritisme pour certains et pour d’autres des manifestations d’hostilité, de dédain, ou pire encore d’indifférence qui ne s’appuient pas sur des critères objectifs et qui conduisent à un management maltraitant et d’autant plus maltraitant qu’il surfe subtilement sur le dédain drapé dans la hiérarchie. Il peut conduire à de grandes souffrances. Le plus attristant est alors d’invoquer des causes psychologiques alors que la souffrance des subordonnés est une souffrance éthique, les distorsions managériales entraînant une perte du sens de l’activité professionnelle et même une perte de sens de la vie.

Le risque d’acception de personnes souligne la nécessité d’une éthique introspective qui doit permettre à toutes celles et tous ceux qui sont impliqués dans une relation de pouvoir d’interroger humblement leurs émotions, leurs comportements, de se défier des ressentis sommaires et mal conscientisés, en somme de faire honneur au respect de la justice et de l’égale considération due à tout être humain. 

 

 

[1] F. Gaffiot, Dictionnaire illustré latin-français, 1 vol. (Paris: Hachette, 1934), http://www.prima-elementa.fr/Gaffiot/Gaffiot-dico.html.

[2] Maurice Nédoncelle, « Prosopon et persona dans l’antiquité classique. Essai de bilan linguistique », Revue des sciences religieuses 22, no 3 (1948): 277‑99, https://doi.org/10.3406/rscir.1948.1865.

[3] Le grec utilise le verbe (lambanô) A. Bailly et É. Egger, Dictionnaire grec-français, éd. par L. Séchan et P. Chantraine, 1 vol. (Paris: Hachette, 1950).

[4] Emmanuel Levinas, Totalité et infini: essai sur l’extériorité (La Haye: M. Nijhoff, 1961).

[5] La religion musulmane rejette aussi le favoritisme, car le prophète a dit : {Ô vous qui m’écoutez!  Vous n’avez qu’un seul Dieu et vous n’avez qu’un seul et même ancêtre (Adam).  Un Arabe n’est pas meilleur qu’un non-Arabe, et un non-Arabe n’est pas meilleur qu’un Arabe.  Et un rouge (un blanc au teint rouge) n’est pas meilleur qu’un noir, et un noir n’est pas meilleur qu’un rouge, sauf au niveau de la piété.} Rapporté dans Mosnad Ahmad, # 22978. https://www.islam-guide.com/fr/ch3-12.htm

[6] Chamfort S. Maximes, pensées, caractères et anecdotes. Paris, 1796.

[7] Roger Gil. Comment la pratique des soins nous permet de mieux définir la place centrale de l’éthique dans le travail. Séminaire Ethique au Travail/ Semaine de la qualité de vie au travail/Webinaire/19 juin 2024. Agence régionale pour l’amélioration des conditions de travail de Nouvelle-Aquitaine. Replay : https://www.youtube.com/watch?v=SixpM_H5oJY

 

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