Estime de soi et auto-compassion ou comment aimer les autres comme soi-même ?
Roger Gil Billet éthique, 17 septembre 2024, 142
Notre société ne valorise-t-elle pas exagérément l’estime de soi considérée comme un facteur déterminant de la santé mentale, du bien-être, voire de la sensation de bonheur[1]. S’estimer soi-même induit une confiance en soi, en ses capacités de décisions, ce qui peut être considéré comme d’importants atouts pour avoir une vision positive, stimulante, de la vie, de sa vie. Et pourtant l’estime de soi, n’expose-t-elle pas à des dérives sitôt qu’elle engendre des certitudes qui abolissent le doute, la capacité de se remettre en question, la conscience de ses propres limites ? Une estime de soi envahissante expose au narcissisme et à une priorité constante de soi par rapport à l’autre. Une estime de soi envahissante expose à une comparaison incessante avec autrui, parfois à une dépréciation d’autrui, au besoin de lire dans le regard de l’Autre ou d’entendre dans ses paroles, la reconnaissance de sa supériorité, de son talent. Mais les épreuves de la vie, les échecs professionnels, sentimentaux, la maladie, l’accident peuvent mettre à mal l’estime de soi. Et c’est ainsi que paradoxalement l’estime de soi envahissante est un facteur de vulnérabilité qui fait passer le sujet de l’estime de soi à la mésestime de soi, à l’auto-détestation, le sujet a en outre la conviction qu’il donne à autrui une image défavorable de lui-même, ce qui lui est insupportable ; il peut aussi juger sa vie indigne d’être vécue.
Dans le Lévitique comme dans les évangiles on lit le commandement qui édicte d’aimer son prochain comme soi-même. Une estime de soi même envahissante, avide de se comparer avec autrui, est compatible avec un amour de soi et avec un amour du prochain. Mais l’amour de soi dépasse l’amour du prochain que l’on aime d’autant qu’il est considéré comme inférieur à soi. L’amour de soi, dans le cadre d’une estime de soi équilibrée, doit veiller à aimer son prochain comme soi-même, c’est-à-dire ne pas s’aimer soi-même plus que son prochain.
Mais ne peut-on aussi jeter un autre regard sur soi-même. Il y a là une invitation à évoquer cet autre regard sur soi-même qu’est l’auto-compassion. L’auto-compassion est d’abord la gentillesse ou la tendresse envers soi-même, excluant tout jugement sévère, toute dévaluation, toute mésestime à l’égard de Soi. Le sujet se traite avec bienveillance et pense qu’il mérite d’être compris, écouté, aimé, quels que soient les facteurs externes comme la réussite ou le statut social. Outre la gentillesse à l’égard de soi l’auto-compassion se manifeste par un sentiment d’appartenance à une humanité commune, exposée à la maladie, à la vieillesse, à la mort. Le sujet reconnait qu’il n’est pas une exception, que ses souffrances font partie de la condition humaine et qu’elles peuvent aussi affliger d’autres personnes que lui. Et c’est ainsi qu’en dépit des épreuves qu’il peut traverser, de la maladie, de la souffrance, l’auto-compassion contrairement à l’apitoiement sur soi ou à l’estime de soi, permet au sujet d’être relié au monde qui l’entoure, de demeurer empathique à l’égard d’autrui et d’être ouvert à l’empathie que peut lui manifester autrui ; en somme d’échapper au sentiment d’inutilité, d’exclusion sociale et ainsi de continuer à donner sens à la vie[2]. Des travaux psychologiques sont consacrés à l’auto-compassion depuis une vingtaine d’années[3]. Mais, même si ce concept est récent[4], l’auto-compassion est une disposition de vie, une relation à soi et aux autres, connue depuis la nuit des temps. On voit ainsi Ronsard à la fin de sa vie[5] jeter un regard tendre sur lui-même, prisonnier de douleurs et d’insomnie, sur son corps amaigri et devenu ingrat, et en même temps être ému des visites des amis….
Je n’ai plus que les os, un squelette je semble / Décharné, dénervé, démusclé, dépoulpé / Que le trait de la mort sans pardon a frappé / Je n’ose voir mes bras de peur que je ne tremble…
Il faut laisser maisons et vergers et jardins, / Vaisselles et vaisseaux que l’artisan burine, / Et chanter son obsèque en la façon du cygne, / Qui chante son trépas sur les bords méandrins. / C’est fait, j’ai dévidé le cours de mes destins, / … Ma plume vole au ciel pour être quelque signe…
Adieu chers compagnons, adieu mes chers amis ,/ Je m’en vais le premier vous préparer la place
Un certain nombre de travaux ont en effet montré que l’auto-compassion procédait d’une stratégie adaptative permettant de faire face (coping) aux épreuves de l’existence : stress, maladies chroniques[6], souffrances de fin de vie. En situation de soins palliatifs, l’auto-compassion s’est avérée associée pour les malades à une réduction du stress, de l’anxiété, des symptômes dépressifs, de la peur de la récidive du cancer et de la solitude. Elle était également associée à un accroissement des relations sociales, de l’auto-apaisement, de la capacité de raisonnement causal, du bien-être psychosocial et spirituel[7].
S’aimer soi-même avec douceur en aimant ses proches, l’auto-compassion est compatible avec une estime de soi équilibrée, sans mépris des autres dans les temps heureux, sans détestation de soi dans les épreuves. En somme une autre manière de vivre l’amour de soi et l’amour du prochain dans la vie de tous les jours ou dans l’accompagnement des personnes éprouvées par les accidents de la vie.
[1] Sonja Lyubomirsky, Chris Tkach, et M. Robin DiMatteo, « What are the differences between happiness and self-esteem? », Social Indicators Research 78 (2006): 363‑404, https://doi.org/10.1007/s11205-005-0213-y.
[2] Kyriaki Sotiropoulou et al., « Self-Compassion as a Key Factor of Subjective Happiness and Psychological Well-Being among Greek Adults during COVID-19 Lockdowns », International Journal of Environmental Research and Public Health 20, no 15 (27 juillet 2023): 6464, https://doi.org/10.3390/ijerph20156464.
[3] Kristin D. Neff, « Self-Compassion, Self-Esteem, and Well-Being », Social and Personality Psychology Compass 5, no 1 (2011): 1‑12, https://doi.org/10.1111/j.1751-9004.2010.00330.x.
[4] Kristin Neff, « Self-Compassion: An Alternative Conceptualization of a Healthy Attitude Toward Oneself », Self and Identity 2, no 2 (2003): 85‑101, https://doi.org/10.1080/15298860309032.
[5] R. Gil, « Ronsard face à la vieillesse et à la mort : de l’épicurisme à l’auto-compassion », NPG Neurologie – Psychiatrie – Gériatrie 23, no 135 (11 janvier 2023): 198‑210, https://doi.org/10.1016/j.npg.2022.12.004.
[6] Fuschia M. Sirois, Danielle S. Molnar, et Jameson K. Hirsch, « Self-Compassion, Stress, and Coping in the Context of Chronic Illness », Self and Identity 14, no 3 (4 mai 2015): 334‑47, https://doi.org/10.1080/15298868.2014.996249.
[7] Ana Cláudia Mesquita Garcia et al., « Self-Compassion In Hospice and Palliative Care: A Systematic Integrative Review », Journal of Hospice & Palliative Nursing 23, no 2 (avril 2021): 145‑54, https://doi.org/10.1097/NJH.0000000000000727.
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