Combats d’animaux ou combats de robots : les enseignements d’un algorithme biaisé

Combats d’animaux ou combats de robots méditation à propos d'un algorithme biaisé

Roger GIL Billet éthique, 6 septembre 2024, 141

    Les spectacles de combats « organisés » d’animaux ont peu ou prou accompagné en contrepoint l’histoire de l’humanité. Est-ce lié à la pulsion de mort qui selon Freud sommeille en l’homme et que Bruno Bettelheim appelait pulsion destructrice[1] ? Paradoxe de l’humanité, capable de s’émouvoir « empathiquement » de la souffrance animale et en même temps capable d’annihiler cette compassion au profit soit d’une indifférence comme dans nombre de cas de maltraitance animale soit, comme dans les combats animaux, d’un plaisir souvent connoté d’une note esthétique ! Le Beau et le Bon n’ont pas toujours partie liée surtout quand l’ennui et le profit pervertissent l’un et l’autre ! Les combats de coqs certes en régression n’ont pas disparu[2] même en France. Les combats de chiens rendus agressifs par maltraitance se poursuivent de par le monde[3]. En Indonésie des combats sont organisés entre chiens et sangliers et il est inutile de poursuivre cette liste de pratiques qui même interdites ont la vie dure avec leurs arènes, leurs spectateurs, leurs paris.

         Ce fut donc comme une bouffée d’oxygène d’apprendre en 2019 par des médias américains (The Verge[4], Motherboard[5]) et français[6] que You Tube proscrivait les vidéos montrant des comportements humains cruels à l’égard des animaux et notamment des combats « organisés ». Le contenu de ces vidéos est détecté soit par un algorithme donc de manière automatique, grâce à l’intelligence artificielle, soit par un signalement effectué par des internautes soucieux du bien-être animal. Or dans la deuxième quinzaine d’août 2019, You Tube a retiré un grand nombre de vidéos de son site pour « cruauté animale », son algorithme ayant détecté des combats d’animaux alors qu’il s’agissait de … combats de robots[7] ! Ce fut donc l’émoi quand des concepteurs de robots de combat apprirent par un message de You Tube que leurs vidéos enfreignaient les règles de bonne conduite de la firme qui ne pouvait accepter que des animaux soient encouragés ou contraints à se combattre[8] mais qu’il était possible bien sûr de faire appel de cette décision au cas où elle apparaîtrait injustifiée[9]. L’affaire s’est répandue comme une traînée de poudre chez les concepteurs de ces robots et les adeptes de ces combats pourvus déjà d’une nombreuse clientèle, les uns et les autres se plaignant amèrement du préjudice subi ! Très rapidement You tube reconnut son erreur, restaura les vidéos en déclarant que les règles de l’entreprise ne s’opposaient pas à la diffusion de vidéos de combats de robots. Il s’agissait donc sans doute d’une erreur de l’algorithme qui sembla éveiller d’autant moins l’attention que souvent les créateurs avaient donné à ces robots des noms d’animaux ! Certains rappelèrent l’investissement massif de Google, propriétaire de You Tube dans le développement de l’intelligence artificielle même si lucidement Serge Brin, co-fondateur de Google déclarait récemment qu’il fallait se méfier de ses dérives possibles comme la perte d’emplois, les algorithmes biaisés et la désinformation.

Soit, mais cette erreur de l’algorithme n’est-il pas instructif ? Il est frappant de constater que les robots concernés ne sont pas des robots morphologiquement humanoïdes ou animaloïdes mais de petits engins aux formes plutôt géométriques qui ne cachent pas leur identité technique. Par contre les spectateurs de ces combats, certains très jeunes, suivent les joutes dans un climat d’excitation émotionnelle intense, s’exclamant de manière bruyante par des onomatopées, des cris, des exclamations quand les engins se percutent dans des bruissements d’étincelles, quand l’un renverse l’autre, le fait capoter plusieurs fois, le projette en l’air avant qu’il ne s’abatte de manière lourde ou de le pousser à la périphérie de la surface de combat où des outils mobiles peuvent l’écraser ou le hacher : manifestement ces minirobots, parce que mobiles, articulés, simulent la vie et la vie est mouvement et dans ces combats on croit voir ces robots tantôt agissant, tantôt pâtissant[10] certains résistant, d’autres en voie de dislocation progressive. Les reporters qui commentent ces combats le font d’une voix haletante parfois suspendue quelques secondes lors de confrontations dont l’issue est incertaine avant de reprendre leurs exclamations qui vont des encouragements à l’émerveillement, de la déception aux félicitations. D’ailleurs ces robots portent des noms comme par exemple les finalistes en 2023 des Cinquièmes championnats du monde de combats de robots qui pouvaient s’appeler Riptide, Fusion, Minotaure, Cobalt[11]…. Qu’éprouvent les spectateurs et les concepteurs de ces robots? On peut lire dans les commentaires des « youtubeurs » :  « C’est un meilleur sport que 99% des sports… Ce type était en train de pleurer… J’aime la façon dont on voit les visages des équipes s’anéantir…. Le combat dure jusqu’à ce que le frappeur s’arrête et pas avant, c’est comme ça que ça devrait être. Si vous ne voulez pas être écrasé, ne vous battez pas !… Je déteste toujours Riptide … Minotaure et Dragon Noir sont les deux robots les plus chanceux que je ne n’ai jamais vus…. » ou encore lors des championnats du monde de 2024 : « Agressivité constante et beaucoup de coups massifs de la part d’adversaires bien assortis[12]… ».

Manifestement, ces mini-robots mobilisent les émotions humaines. SI on les appelle robots animés, c’est bien que leur comportement mime la vie. Certes, ils ne souffrent pas comme souffrent les animaux que l’on fait combattre. Mais à tout prendre, d’où vient le besoin de tels spectacles ? Est-ce le besoin de contempler des prouesses techniques? Est-ce le besoin d’éprouver des sensations fortes liées aux incertitudes de tels affrontements et aux prises de risques qu’ils supposent, pour les protagonistes, fussent-ils des structures mécaniques? Ou faut-il en revenir à la satisfaction de pulsions humaines destructrices qui pourrait se satisfaire de l’apparence de vie qui, tel un leurre, imprègne ces robots ? L’erreur de l’algorithme qui, il y a quelques années avait conduit à confondre ces combats de robots avec des combats d’animaux, ne doit-elle être considérée que comme une défaillance de l’intelligence artificielle ? Certains commentaires postés alors sur You tube étaient éloquents :

L’Intelligence artificielle de You Tube devient sensible et vise à mettre fin à la violence à l’égard des robots…

Peut-être que l’intelligence artificielle est contre la cruauté à l’égard des robots ?

D’autres commentateurs se gaussaient bien sûr de cette sensiblerie inadaptée à l’égard d’objets programmés. En bref cet algorithme biaisé a réussi à faire naître un débat !

L’essentiel n’est-il pas en effet qu’une erreur (apparente ou réelle) d’algorithme permette de constater que, fabriquée par les hommes, l’intelligence artificielle peut les questionner sur leur relation trouble avec la violence si présente dans le monde et qui est depuis la nuit des temps, l’un des cauchemars dont l’humanité ne peut se défaire.

[1] Bruno Bettelheim, Survivre, trad. par Théo Carlier (Paris: Robert Laffont, 1979).

[2] https://france3-regions.francetvinfo.fr/hauts-de-france/combats-coqs-coqueleurs-du-nord-pas-calais-1660561.html

[3] http://www.massacreanimal.org/fr/chiens_combats.php

[4] https://www.theverge.com/tldr/2019/8/20/20825858/youtube-bans-fighting-robot-videos-animal-cruelty-roughly-10-years-too-soon-ai-google

[5] https://www.vice.com/en_us/article/a35gg8/youtube-removed-videos-of-battlebot-robots-fighting-calling-it-animal-abuse

[6] http://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/youtube-bloque-par-erreur-des-videos-de-combats-de-robots-pour-cruaute-animale-20190821

[7] https://www.youtube.com/watch?v=qMQ5ZYlU3DI&feature=youtu.be

[8] Samantha Cole. YouTube Removed Videos of Robots Fighting, Calling it Animal Abuse; Motherboard; 20 août 2019; https://www.vice.com/en_us/article/a35gg8/youtube-removed-videos-of-battlebot-robots-fighting-calling-it-animal-abuse

[9] https://www.theverge.com/tldr/2019/8/20/20825858/youtube-bans-fighting-robot-videos-animal-cruelty-roughly-10-years-too-soon-ai-google

[10] Cette oscillation du mouvement selon les deux formes d’agir et du pâtir avait été soulignée par Socrate (Platon, Le Théétète).

[11] https://www.youtube.com/watch?v=TIEr7Krg_k0

[12] https://www.youtube.com/watch?v=nmv8BIwAPIs

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