Liens sociaux et relations d’amitié entre pauvres et riches: vers une éthique “fondée sur les preuves”

Liens sociaux et relations d’amitié entre pauvres et riches : vers une éthique "fondée sur les preuves"

Roger Gil. Billet éthique, août 2024, 140

    Un certain nombre d’études ont montré que la diversité des réseaux sociaux, c’est-à-dire des relations sociales (explorées par exemple par les données issues de communications téléphoniques) entre personnes appartenant à des communautés différentes avait un effet favorable sur le bien-être économique des individus (accès aux emplois et aux promotions, salaires), mais aussi, comme l’a montré une vaste étude anglaise sur le développement économique des communautés dont les individus avaient les liens sociaux les plus diversifiés[1]. Des constatations parallèles ont été faites dans le domaine de l’éducation et de la santé. Ainsi, dans le domaine de la santé, une étude américaine a montré qu’une mauvaise condition physique ou une obésité pourraient se propager dans des cercles d’amis en milieu étudiant[2]. Dans le domaine de l’éducation, une étude suédoise[3] a montré que le contexte social des voisins les plus proches influe sur la réussite scolaire : grandir dans des quartiers défavorisés a fait baisser le niveau d’instruction ; grandir dans des quartiers huppés a augmenté la réussite. La classe sociale et les quartiers se renforçaient mutuellement, ce qui implique que les enfants de classe supérieure regroupés les uns avec les autres avaient beaucoup plus de chances d’obtenir un diplôme universitaire que les enfants de classe inférieure des quartiers populaires. Ainsi, même si tous les groupes ont bénéficié de la forte expansion de l’enseignement supérieur gratuit en Suède (années 1960 à 1970), les fortes différences entre les classes et les quartiers sont restées inchangées tout au long de la période. Ces résultats montrent l’importance d’un milieu favorable, tant vis-à-vis de la famille immédiate que des réseaux de personnes proches du même âge. Certes, mais comment faire de manière réaliste alors que l’on sait que tous les milieux ne sont pas « favorables » ? Bien plus, le milieu exerce une « une contagion sociale » sur les individus. Outre les exemples donnés ci-dessus, on peut évoquer un travail américain[4] explorant les exercices physiques de course à pied sur un vaste échantillon de population mondiale en fonction des conditions météorologiques. Il a pu être montré que les coureurs moins actifs influencent les coureurs plus actifs, mais pas l’inverse. Ainsi une augmentation de la distance et de la vitesse des coureurs les moins actifs induisent une augmentation des performances des plus actifs.

On peut comprendre dès lors qu’on ait pu écrire que « les réseaux sociaux sont la colonne vertébrale de la vie économique et sociale[5] ». La sociabilité de l’être humain, sa propension « naturelle » à vivre en société conduisent ainsi à porter attention à la manière dont il organise, mais aussi à la manière dont les États organisent la vie sociale des citoyens : encourager la diversité des relations sociales, ne pas enfermer des citoyens dans des ensembles humains qui enkystent les relations sociales doivent être conçus comme une nécessité éthique dès lors que la diversité conduit à une maximisation du bien-être. On peut même penser que cette maximisation collective du bien dépasse la visée utilitariste du plus grand bien pour le plus grand nombre et reflète un mieux-être plus équitablement partagé qui relève du Bien commun.

Le capital social c’est-à-dire la force du réseau social et de la communauté des personnes joue ainsi un rôle central dans les chances offertes aux individus sur le plan de la santé, sur le plan de l’éducation, sur le plan de son développement socio-économique. Une étude américaine[6] a introduit le concept de réseau d’amitiés en s’appuyant sur le vocabulaire de Facebook[7] qui distingue les amis (proches) entre lesquels sont partagées des informations de manière exclusive, les connaissances qui ne partagent que des informations sélectionnées, et enfin une liste de personnes qui peuvent accéder au contenu public, mais entre lesquelles les informations ne sont pas partagées. La particularité de ce travail est donc l’utilisation de données de Facebook en les assimilant à des amitiés dans le monde réel. La force de ce travail est la massivité des données recueillies qui concernent 72,2 millions d’utilisateurs âgés de 25 à 44 ans[8]. Trois types de capital social ont été analysés : les connexions entre différents types de personnes comme celles ayant un statut économique élevé avec celles ayant de faibles revenus, la cohésion sociale c’est-à-dire l’individualisation de groupes (les bandes d’amis) dans les réseaux d’amitié, et l’engagement civique comme le bénévolat.

Sur le plan économique et social, les auteurs ont centré leur attention sur le taux de mobilité ascendante du revenu, c’est-à-dire les chances qu’ont les enfants issus de milieux de faible niveau économique d’espérer une augmentation de leurs revenus comparativement à leur milieu d’origine. La constatation la plus solide issue de cette étude est que le nombre de relations amicales entre des personnes de milieu socio-économique faible et des personnes de milieu socio-économique élevé (ce que les auteurs appellent la connectivité économique) est fortement associé à la mobilité ascendante des revenus. En d’autres termes, les enfants qui grandissent dans des territoires où les individus de bas niveau social ont plus d’amis de haut niveau social peuvent espérer un accroissement de leur niveau socio-économique. Par contre, le fait de vivre dans un territoire ou un quartier à faible revenu peut entraver l’ascension socio-économique des enfants dans la mesure où il n’existe que des interactions réduites avec des personnes de haut revenu. Si l’on considère des zones avec des revenus comparables, mais des niveaux différents de connectivité économique, ce sont celles dont la connectivité économique est la plus élevée qui permettent une plus grande ascension des revenus. Ces résultats impliquent que c’est le fait de grandir dans une zone où la connectivité économique est élevée – et non pas seulement de côtoyer des personnes à haut revenu – qui entraîne une mobilité ascendante des revenus. L’amitié devient ainsi un cheminement qui peut permettre de s’extraire de la pauvreté.

La connectivité économique sous-tendue par le contexte relationnel et amical entre personnes de milieux socio-économiques différents peut permettre d’orienter les aspirations, de faciliter l’accès aux informations, aux possibilités d’emploi, en bref d’offrir aux personnes à faible revenu de nombreuses possibilités de faire valoir leurs capacités en élargissant leur vision sociétale. La solidarité entre amis et l’engagement civique ne dépendent pas du milieu socio-économique.

Il est heureux de constater que ces études sociologiques modernes, truffées de statistiques populationnelles, d’une lecture austère, montrent les bienfaits « objectifs » du vieux concept de fraternité qui n’a de sens que s’il ne se cantonne pas dans la circularité de groupes sociaux, enkystés dans une mécanique relationnelle cantonnée dans l’entre-soi. La fraternité ne prend sens que si elle est performative, c’est-à-dire capable de modifier, pas à pas, de manière humble et déterminée, le visage du monde et de donner toutes leurs chances aux personnes et aux groupes les plus précaires. Mais la connectivité économique ne se décrète pas aux seuls niveaux des États en tentant de promouvoir et de planifier la mixité sociale. Car pour être efficace, cette dernière ne peut pas engager que l’habitat ou que l’école. Elle doit se concevoir comme une mixité engageant le vivre ensemble intergénérationnel. Ainsi l’étude américaine montre que la connectivité économique entre personnes de milieux sociaux différents permet aux enfants d’espérer un meilleur avenir. En effet, les enfants qui se lient d’amitié, même si le statut socio-économique de leurs parents est différent, ont tendance à suivre des trajectoires similaires[9], l’amitié opérant ainsi comme un ascenseur socio-économique. En outre les mesures réglementaires instaurant la mixité échouent si elles ne sont décrétées que de manière technique, sans un travail pédagogique d’éveil des consciences des citoyens : elles ne font alors que générer une cohabitation étanche des groupes sociaux artificiellement réunis. Les relations interhumaines ne se décrètent pas. Il leur faut un affect mobilisateur qui est contenu d’ailleurs dans le concept de fraternité et que les auteurs ont appelé amitié. C’est cet affect auquel il faut donner les chances de naître, de renaître ou de croître. Au-delà de l’indifférence, au-delà des idéologies froides, il faut reconsidérer la force du progrès humain et social qui pourrait encore procéder de la « caritas humani generis[10] », chère déjà à Cicéron et que Maine de Biran[11] traduisait en invoquant la tendresse qui doit relier les êtres humains[12]. Le langage de la sociologie contemporaine écrit que la « connectivité économique », c’est-à-dire « la proportion d’amis de statut socio-économique élevé parmi les individus de statut socio-économique faible — est l’un des meilleurs prédicteurs de la mobilité ascendante des revenus identifiés à ce jour[13] ». Négliger son importance, ne pas la promouvoir, exposent à la stagnation des revenus des plus pauvres, à la ségrégation ethnique et aux inégalités sociales. On peut aussi ajouter que l’engagement civique et les comportements dits pro-sociaux (en pratique le taux d’engagement dans des activités bénévoles) sont corrélés positivement avec les mesures de connectivité économique et avec les mesures de cohésion du réseau, c’est-à-dire la propension des amis d’une personne de devenir à leur tour des amis[14], ce qui accroit aussi le soutien mutuel. Il est réconfortant de constater que les statistiques populationnelles viennent valider la performativité d’une éthique de la tendresse qui peut ainsi devenir une « éthique fondée sur les preuves [15]», en somme une éthique qui ne prend sens que dans les actions qu’elle éclaire et qu’elle légitime.

[1] Nathan Eagle, Michael Macy, et Rob Claxton, « Network Diversity and Economic Development », Science (New York, N.Y.) 328, no 5981 (21 mai 2010) : 1029‑31, https://doi.org/10.1126/science.1186605.

[2] Scott E. Carrell, Mark Hoekstra, et James E. West, « Is poor fitness contagious?: Evidence from randomly assigned friends », Journal of Public Economics 95, no 7 (1 août 2011): 657‑63, https://doi.org/10.1016/j.jpubeco.2010.12.005.

[3] Finn Hedefalk et Martin Dribe, « The social context of nearest neighbors shapes educational attainment regardless of class origin », Proceedings of the National Academy of Sciences 117, no 26 (30 juin 2020): 14918‑25, https://doi.org/10.1073/pnas.1922532117.

[4] Sinan Aral et Christos Nicolaides, « Exercise Contagion in a Global Social Network », Nature Communications 8, no 1 (18 avril 2017): 14753, https://doi.org/10.1038/ncomms14753.

[5] Eagle, Macy, et Claxton, « Network Diversity and Economic Development ».

[6] Raj Chetty et al., « Social capital I: measurement and associations with economic mobility », Nature 608, no 7921 (1 août 2022): 108‑21, https://doi.org/10.1038/s41586-022-04996-4.

[7] https://fr-fr.facebook.com/help/200538509990389

[8] Cette étude est considérée comme représentative de la population des États-Unis.

[9] Raj Chetty et al., « Social capital II: determinants of economic connectedness », Nature 608, no 7921 (1 août 2022): 122‑34, https://doi.org/10.1038/s41586-022-04997-3.

[10] Cicéron., Des termes extrêmes des biens et des maux. Tome II, Livres III-V, trad. par Jules Martha, Collection des universités de France (Paris: Les Belles Lettres, 1930).

[11] Maine de Biran, Œuvres choisies (Paris: Aubier, 1942).

[12] Roger Gil. Les grandes questions de bioéthique au XXIe siècle dans le débat public, Les chemins de l’éthique (Bordeaux: LEH éditions, 2018). p. 17-29.

[13] The share of high-SES friends among individuals with low SES—which we term economic connectedness—is among the strongest predictors of upward income mobility identified to date: in Chetty et al., « Social capital I: measurement and associations with economic mobility ». Op. cit.

[14] Matthew O. Jackson, Tomas Rodriguez-Barraquer, et Xu Tan, « Social Capital and Social Quilts: Network Patterns of Favor Exchange », American Economic Review 102, no 5 (août 2012): 1857‑97, https://doi.org/10.1257/aer.102.5.1857.

[15] Daniel Strech, « Evidence-based ethics – What it should be and what it shouldn’t », BMC Medical Ethics 9, no 1 (20 octobre 2008): 16, https://doi.org/10.1186/1472-6939-9-16.

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