Lutte contre la maltraitance animale : du devoir kantien envers soi-même à la reconnaissance de l’altérité être humain-animal
Roger Gil. Billet éthique, 10 août 2024, 139
En 2021, l’omniprésence alternée du Covid-19 et de la précourse à l’élection présidentielle n’ont pas laissé beaucoup de place à la Loi visant à lutter contre la maltraitance animale et conforter le lien entre les animaux et les hommes définitivement adoptée par l’Assemblée Nationale et le Sénat qui sont parvenus à un accord permettant l’adoption définitive du texte le 18 novembre 2021[1]. Le parcours fut long depuis le rapport remis au Premier ministre en juin 2020 par Loïc Dombreval « sur le bien-être des animaux de compagnie et des équidés »[2], suivi par le dépôt à l’Assemblée nationale de la proposition de loi le 14 décembre 2020[3]. Cette loi s’inscrit comme une étape importante dans la prise de conscience progressive de l’impasse que représentait la summa divisio entre les personnes et les biens, en somme les personnes et les choses, que Kant distinguait en opposant la dignité des êtres « raisonnables », irremplaçables, uniques et le « prix marchand » des biens, remplaçables et échangeables[4]. Dans notre pays le code rural et de la pêche maritime reconnaissait en 1976 l’animal comme « un être sensible ». En 2015, la notion est étendue au Code civil, qui reconnaît aux animaux la qualité « d’êtres vivants doués de sensibilité », donc vulnérables, car capables de souffrir, mais « sous réserve des lois qui les protègent », ils « sont soumis au régime des biens »[5]. Or un arrêt de la Cour de cassation du 9 décembre 2015 débouta une éleveuse qui avait proposé de rembourser le prix de vente d’un chien bichon (800 euros) qui se révéla atteint d’une cataracte congénitale. La Cour ordonna de rembourser les frais d’intervention chirurgicale que la propriétaire jugeait disproportionnés (2400 euros) au motif que « Un chien étant un être vivant, il est unique et comme tel irremplaçable… destiné à recevoir l’affection de son maître en retour de sa compagnie et n’ayant aucune vocation économique[6] ». Ainsi la loi et la jurisprudence donnèrent alors à lire un statut ambigu de l’animal domestique de compagnie, empruntant à la fois à la chose (achetable et vendable), et à la personne (car irremplaçable). Mais se dessinait aussi un troisième aspect du statut de l’animal de compagnie, c’est d’être capable d’avoir une relation donc capable de faire société avec l’être humain.
Considérant l’animal comme un être sensible, donc ni tout à fait un bien, ni tout à fait une personne, l’objet de la loi s’inscrit comme une double visée : lutter contre la maltraitance animale et conforter les liens entre les animaux et les hommes, sans méconnaître la diversité extrême des situations animales : animaux domestiques, les uns affectés à des travaux, les autres voués à tenir compagnie, d’autres, encore consommés pour l’alimentation humaine, animaux sauvages pour certains consommés, pour d’autres apprivoisés soit comme « nouveaux animaux de compagnie », soit affectés à des tâches diverses (comme les animaux de cirques), soit sacrifiés au cours de spectacles (corridas, combats de coqs) ou pour leur fourrure. Cette liste très incomplète explique les difficultés du législateur qui a dû s’adapter à des situations multiples… et encore restreintes à la culture française. Il n’est pas question de décliner les très nombreuses mesures édictées par cette nouvelle loi. Elle vise à lutter contre les abandons d’animaux, chats, chiens mais aussi chevaux ; elle renforce les sanctions contre les actes de maltraitance infligées aux animaux domestiques, interdisant la vente en animalerie des animaux domestiques, leur exposition dans des vitrines[7], proscrit certaines tâches maltraitantes comme les manèges à poneys[8] ; elle prévoit dans le futur l’interdiction des spectacles d’animaux sauvages dans les cirques, des dauphins et des orques dans les delphinariums. Les animaux domestiques et non domestiques ne pourront plus être présentés en discothèque. Les élevages de visons et d’autres animaux non domestiques élevés pour leur fourrure sont interdits.
À défaut de décrire un statut composite des animaux, quelle est la légitimation éthique de ces mesures ? Il est intéressant de constater que la proposition de loi contient dans son préambule une longue citation d’Emmanuel Kant[9]. Certes, comme Saint Thomas, Kant range les animaux parmi les êtres dépourvus de raison. Par contre s’il reste bien sûr fidèle à une morale du devoir, Kant y associe, cette fois résolument, une morale du sentiment. En effet, dit-il, la violence et la cruauté émoussent « en l’homme le sentiment de sympathie qui concerne leurs souffrances », affaiblissant ainsi une « disposition naturelle très favorable à la moralité dans les rapports avec les autres hommes ». Il faut en effet rappeler que pour Kant l’homme n’a de devoirs qu’envers l’homme, c’est-à-dire envers lui-même et envers les autres hommes. Par ailleurs si Kant pensait que l’amour est « une affaire de sentiment », et que le « devoir d’aimer n’existe donc pas », il admettait par contre que « faire du bien aux autres » était un devoir « qu’on les aime ou qu’on ne les aime pas[10] ». Il admettait aussi que la sympathie (que Schopenhauer[11] appelait pitié et qui désigne ce que nous appelons maintenant empathie), bien qu’elle fut un sentiment, est un « moyen » d’éveiller l’attention à Autrui : il conduit à la « bienveillance active » que prescrit la raison[12]. La sympathie pour l’animal conduit à sa bientraitance : en agissant ainsi l’être humain cultive cette sympathie qui conduit aussi à la bientraitance dans les relations interhumaines. Pour autant la bientraitance de l’animal ne correspond pas à un devoir à l’égard de l’animal mais à un devoir de l’homme envers lui-même. Les animaux n’auraient donc pas de droits et les seuls devoirs à leur égard sont « indirects », car il s’agit en fait de devoirs envers l’humanité. C’est ainsi que Kant poursuit, après la citation rapportée dans le préambule de la proposition de loi : « L’homme compte parmi ses droits celui de tuer les animaux (mais sans torture) ou de leur imposer un travail, à la condition qu’il n’excède point leurs forces… en revanche il faut mépriser les expériences physiques cruelles que l’on pratique sur eux pour le simple profit de la spéculation, alors que le but pourrait être atteint même sans elles. La reconnaissance même pour les services longtemps donnés par un vieux cheval ou un vieux chien (comme si s’étaient des personnes de la maison) appartiennent indirectement au devoir de l’homme, si on les considère comme relativement à ces animaux, mais considéré directement, il s’agit toujours d’un devoir de l’homme envers lui-même ». Il est intéressant de constater que concrètement certaines dispositions de la Loi sont des applications directes des exemples donnés par Kant comme par exemple l’interdiction des “manèges à poneys” ou encore la circonstance aggravante que constitue pour les actes de cruauté, le fait qu’ils émanent du propriétaire de l’animal.
Ainsi la lecture de la Loi montre qu’elle vise d’abord la bientraitance animale, en accord avec la proposition de Kant citée en exergue. Mais pour autant l’éthique concrète qu’elle donne à lire va-t-elle au-delà de la pensée de Kant qui enferme la moralité à l’égard de l’animal à l’intérieur de la moralité humaine sans accorder d’attention aux droits qui seraient reconnus à l’animal comme « Autre-vivant- que soi », « sensible », bien que non humain ? Si le préambule de la proposition de loi[13] considérait que leur qualité, reconnue en 2015, « d’êtres vivants et sensibles » garantissait aux animaux un certain nombre de droits, auxquelles répondaient des obligations des citoyens à leur égard, le terme même de droits n’apparaît pas dans le texte de la loi. Les droits des animaux apparaissent ainsi comme des conséquences implicites des obligations de non-maltraitance elles-mêmes issues de leur qualité d’êtres sensibles, donc capables de souffrir et de susciter ainsi la mobilisation de l’empathie humaine. La loi cependant va au-delà de la pensée de Kant puisqu’elle vise aussi à « conforter le lien entre l’animal et l’homme ». Et il est vrai que l’empathie implique une communication intersubjective qui permet à l’être humain de percevoir et de comprendre que l’animal souffre, d’être ému par cette souffrance, de la ressentir comme inacceptable, et donc de la prévenir ou de tout faire pour soulager l’animal. Il y a donc là, au-delà du devoir d’humanité souligné par Kant, la reconnaissance par l’être humain d’un autre être vivant, certes non humain mais qui partage avec lui la capacité de souffrir et cette communication instaure bien une relation sociale entre l’être humain et l’animal. Et il est vrai aussi que cette communication homme animal n’est pas réduite à la souffrance. En retour d’ailleurs, on sait que des travaux scientifiques ont mis en évidence des modifications comportementales de chiens en présence de manifestations émotionnelles humaines[14] : il existerait aussi des manifestations de type empathique de l’animal vers l’être humain. L’intersubjectivité empathique n’est pas unidirectionnelle : elle mobilise le ressenti et le comportement de deux êtres vivants. Ces constatations neuropsychologiques ont une conséquence éthique : admettre la réalité d’une altérité être humain-animal fondée sur la réalité d’un vécu animal et d’interactions d’expériences vécues entre l’animal et l’homme. L’altérité animale serait ainsi la reconnaissance de l’animal comme être vivant, distinct mais pourvu d’une existence propre. La loi affine cette exigence éthique puisqu’elle estime que le fait d’être le propriétaire ou le gardien de l’animal domestique, apprivoisé ou captif, est une circonstance aggravante de la maltraitance à son égard. On pense à ce dialogue touchant entre le renard et le Petit Prince de Saint Exupéry : Apprivoiser…. Ça signifie créer des liens…Les hommes ont oublié cette vérité… Mais tu ne dois pas l’oublier. Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé…
Inscrire l’animal dans le champ des relations implique la reconnaissance à l’animal de droits et tout particulièrement du droit au bien-être : c’est ce que la loi prévoit dans son titre mais en invitant en outre à « conforter ce lien ». Or l’arsenal proposé pour promouvoir un mieux vivre ensemble homme-animal ne tient pas qu’à l’arsenal répressif. La loi se veut aussi préventive : elle souhaite sensibiliser à l’éthique animale les volontaires du service national universel ; elle prévoit aussi cette même sensibilisation au cours de l’enseignement moral et civique dans l’enseignement primaire et secondaire[15].
Certes, on pourrait objecter à cette Loi de ne pas aller assez loin ! Il reste que l’accord obtenu entre l’Assemblée nationale et le Sénat a constitué un progrès majeur dans la lutte contre la maltraitance animale. Mais en outre, les mesures concrètes qu’elle propose, inspirées explicitement par le devoir d’humanité décrit par Emmanuel Kant, témoignent aussi d’un souci éthique qui va au-delà et qui ouvrent, par l’empathie, à la reconnaissance des animaux comme « Autres-que-Soi » donc à l’altérité homme-animal. Encore faut-il que cette Loi soit connue, appropriée, intériorisée, méditée par chacune et chacun. La diversité même de la condition animale, les relations complexes que l’humanité entretient avec le monde animal depuis la nuit des temps indiquent que nous ne sommes en fait qu’aux prémices d’un cheminement éthique… à ses premiers balbutiements. Car il s’agit de passer de l’éthique minimaliste de la non-maltraitance animale à l’éthique maximaliste de la bientraitance : elle seule permettra de prendre conscience que le monde animal est coextensif à la condition humaine, que la vie sur Terre ne pourrait exister sans la diversité des mondes qui la constituent et qu’à ce titre, nous ne parviendrons à être humains qu’en embrassant dans une même tendresse l’ensemble du monde des vivants.
[1] https://www.vie-publique.fr/loi/278249-loi-2021-lutte-contre-la-maltraitance-animale
[2] https://loicdombreval.fr/a-paris/rapport-de-mission-gouvernementale-sur-le-bien-etre-des-animaux-de-compagnie-et-des-equides-en-fin-de-vie/
[3] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b3661_proposition-loi
[4] Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. par Victor Delbos (Paris: Librairie Delagrave, 1991).
[5] Article L 515-14 du Code civil. https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000030250342/2021-11-29
[6] Bulletin numérique des arrêts publiés des chambres civiles ; première chambre civile ; 2015 Décembre
Arrêt n° 1420 du 9 décembre 2015 (14-25.910) – Cour de cassation – Première chambre civile – ECLI:FR:CCASS:2015:C101420
[7] Des chiens et chats abandonnés pourront cependant être présentés à l’adoption dans les animaleries, en partenariat avec les refuges.
[8] mais tolère dans les territoires de pratique culturelle traditionnelle les corridas et les combats de coqs.
[9] « Concernant la partie des créatures qui est vivante, bien que dépourvue de raison, un traitement violent et en même temps cruel des animaux est […] intimement opposé au devoir de l’homme envers lui-même, parce qu’ainsi la sympathie à l’égard de leurs souffrances se trouve émoussée en l’homme et que cela affaiblit et peu à peu anéantit une disposition naturelle très profitable à la moralité dans la relation avec les autres hommes »
[10] Emmanuel Kant, Principes métaphysiques de la morale, trad. par CJ Tissot (Paris: Chez Levrault, 1830).
[11] Roger Gil, « La conscience morale: émotion ou raison », in Cognition sociale et neuropsychologie (P. Allain, G. Aubin, D. Le Gall; dir.) (Marseille: Solal, 2012), 325‑42.
[12] Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs. Deuxième partie, Doctrine de la vertu, éd. par Alexis Philonenko (Paris, France: Librairie philosophique J. Vrin, 1968, 1968).
[13] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b3661_proposition-loi.pdf
[14] Deborah Custance et Jennifer Mayer, « Empathic-like responding by domestic dogs (Canis familiaris) to distress in humans: an exploratory study », Animal Cognition 15, no 5 (1 septembre 2012): 851‑59, https://doi.org/10.1007/s10071-012-0510-1. Voir aussi Fabricio Carballo et al., « Do dogs rescue their owners from a stressful situation? A behavioral and physiological assessment », Animal Cognition 23, no 2 (1 mars 2020): 389‑403, https://doi.org/10.1007/s10071-019-01343-5.
[15] article 7 ter de la Loi
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