Jeunes médecins et étudiants en médecine en colère ou les territoires mal aimés de la République

Jeunes médecins et étudiants en médecine en colère ou les territoires mal aimés de la République

Roger Gil. Billet éthique; 30 avril 2025; 165

     La médecine est en crise et c’est un signe inquiétant que de constater que les médecins les plus jeunes et les étudiants en médecine sont vent debout contre une loi qui voudrait contraindre les médecins libéraux à s’installer dans les territoires où l’offre de soins est insuffisante. La proposition du Premier ministre d’imposer aux médecins libéraux deux jours de consultations par mois dans des zones défavorisées n’a pas été mieux accueillie. On mesure la complexité organisationnelle d’une telle transhumance périodique d’autant que la proposition complémentaire de développer les stages en territoires de faible densité médicale se heurte aussi au double écueil du faible nombre de médecins, donc de maîtres de stages comme d’une surcharge en actes de soins, peu compatible avec les missions de formation et d’évaluation sans lesquelles le stage perdrait tout son sens. À vrai dire la France n’en finit pas de tenter de résoudre une crise de la démographie médicale multifactorielle et structurelle à laquelle n’ont été opposées que des mesures lentes et conjoncturelles. Que les pouvoirs publics brandissent les armes de la contrainte ne peut manquer d’être vécu comme la volonté de mise au pas d’une jeunesse qui délaisserait, en dépit des incitations financières de l’État et des collectivités territoriales, les territoires sous-dotés donc les territoires ruraux au profit des grandes villes, comme au profit du littoral et des sites touristiques. Ne sachant plus comment faire pour assumer l’éthique utilitariste du plus grand bien pour le plus grand nombre, le pouvoir démocratique se drape dans un paternalisme excipant d’une bienveillance attentive à l’égard de populations défavorisées et légitimant une posture autoritaire à l’égard des médecins libéraux et des plus jeunes d’entre eux. Peut-on se contenter de ce rappel à l’ordre moral sans prendre la mesure des responsabilités de l’État dans l’aménagement du territoire et dans la crise de la démographie médicale ?

Inutile de revenir sur le désastre du numerus clausus instauré en 1971, qui anémia drastiquement la formation des médecins avant un redressement trop lent et trop parcimonieux à partir de 1999. Que de jeunes se virent privés d’entreprendre des études de médecine alors qu’ils en avaient les capacités[1] ! L’État a-t-il jamais pris la mesure des détresses, des révoltes sourdes, des rêves brisés de jeunes auxquels on barra l’accès à des études de médecine. Mais on dut aussi constater qu’en dépit de la croissance régulière du numerus clausus, donc du nombre de médecins formés, les territoires délaissés continuèrent pour la plus plupart de souffrir d’une sous-dotation en médecins. On crut qu’il fallait laisser du temps au temps : il faut tant d’années pour former un médecin ! Hélas, nombre de médecins exerçant en zones rurales, parvenus à l’âge de la retraite, qui s’étaient dévoués sans compter, durent partir sans trouver de successeurs. Le monde avait changé. La profession médicale s’était féminisée comme nombre de professions, ce qui nécessita de réorganiser les temps dévolus au travail et à la vie familiale. La création en 1981 d’un ministère du Temps libre témoigna d’une atmosphère sociale qui conduisit à la réduction généralisée du temps de travail. Comme le reste de la société, les jeunes médecins aspirèrent aussi à une vie plus équilibrée entre travail et loisirs. Dans un climat de mésentente sociale, on en vint même en 2002 à dispenser les médecins libéraux de l’obligation des gardes, donc de toute responsabilité dans la permanence des soins. Parallèlement le nombre de médecins hospitaliers augmenta sans cesse dans les hôpitaux ;  les services d’urgence furent dotés de médecins de plus en plus nombreux, mais toujours débordés par le report de la permanence des soins sur le système hospitalier. En cumulant ensuite les repos compensateurs après les gardes et la réduction du temps de travail l’augmentation du nombre de médecins formés ne suffisait plus à répondre aux besoins d’une société en profonde mutation. Le paradoxe sans doute est que les médecins travaillent moins que ne travaillaient leurs aînés, mais ils travaillent plus que la population générale. Dans ce climat de dysfonctionnement structurel, les pansements conjoncturels se sont multipliés : l’invention d’une quatrième année d’internat de médecine générale[2] cache mal le désir d’utiliser les jeunes pour compenser par des « stages » une démographie médicale en souffrance ; on invente de nouveaux concepts pédagogiques sans les justifier par des constats documentés qui pointeraient des insuffisances de formation et l’on voit surgir tout un vocabulaire censé flécher le parcours de l’interne : phase socle, phase d’approfondissement, phase de consolidation. On invente aussi et d’abord pour les spécialités autres que la médecine générale le statut de docteur junior, ce qui déprécie encore la thèse de doctorat en médecine, jadis considérée comme le plus haut grade de la hiérarchie universitaire pour la confirmer et la confiner dans un statut de « thèse d’exercice » définitivement en rupture avec le parcours Licence-Master-Doctorat, abandonné pour les études de médecine. Cette thèse devient définitivement un mémoire de fin d’études, inférieur au diplôme de spécialité qui sera obtenu un à deux ans plus tard. Et puis, enfin, sans que ces constats ne soient exhaustifs, on remplace le numerus clausus par un accès labyrinthique aux études de médecine, une gigantesque usine à gaz multipliant les risques d’injustice d’une sélection tâtonnante au terme de laquelle un numerus dit apertus ferme à nombre de jeunes la porte d’études de médecine en contraignant celles et ceux dont les moyens financiers le permettent –ils sont actuellement plus de 5000[3]–  à s’exiler en Roumanie, en Belgique, en Allemagne, en Espagne et même en Suisse pour devenir médecins. Une république théoriquement soucieuse de préserver l’égalité des chances tolère de laisser sur le carreau nombre de jeunes, méritants, incapables de financer des études en dehors de l’hexagone; on accepte de limiter le numerus dit apertus en excipant sans doute de capacités de formation insuffisantes notamment en stages pratiques, sans se soucier du niveau de formation en termes de terrains de stages des étudiants qui s’exilent (et dont les diplômes européens seront ensuite reconnus) et on compte sur des médecins étrangers, hors Union européenne, sans que leur venue ne procède d’accords avec leurs pays d’origine, et sans se soucier des ponctions qui sont ainsi faites sur les besoins sanitaires de ces pays comme sur les difficultés de formation qu’ils rencontrent.

Reste enfin à s’interroger dans cette course sans fin à la mise à niveau de la démographie des étudiants en médecine, sur la raison profonde qui conduit les jeunes médecins à délaisser les zones rurales alors qu’elles ne l’étaient pas auparavant, alors qu’on sait qu’il faisait bon y vivre. La vérité est hélas simple : c’est que la France des campagnes, des bourgs, des petites villes a été délaissée, méprisée, désertée à partir du dernier quart du siècle dernier : les services publics ont été pour des raisons comptables progressivement éliminés des zones rurales au fur et à mesure que l’obsession de la métropolisation attirait des populations de plus en plus nombreuses vers des villes. Les petites exploitations agricoles n’offraient que des conditions de vie de plus en plus difficiles et elles disparurent progressivement pour être regroupées par des exploitants moins nombreux. Combien de petites communes perdirent, certes, leur médecin, mais aussi leur école, donc leurs instituteurs et leurs institutrices ? Combien de petites communes continuent encore de perdre leur école ? Qui évoque l’anxiété des maires et des habitants de ces petites communes qui chaque année tremblent de faire partie de celles qui devront être sacrifiées sur l’autel de la baisse de la démographie, le ministère de l’Éducation nationale décidant souverainement des coupes budgétaires et laissant aux directions académiques le soin de choisir certes le plus humainement possible, les emplois donc les classes voire les écoles qui seront supprimées. Les petits commerces de proximité ont fondu progressivement, les bistrots qui concentraient la vie sociale sont devenus de plus en plus rares. La politique de la SNCF, pilotée par l’État, a privilégié les lignes reliant les grandes métropoles et les villes moyennes qui avaient la chance de se trouver sur leurs tracés et on délaissa l’entretien et la desserte de ces petites lignes qui constituaient le cœur battant du pays et permettaient au monde rural et au monde urbain de communiquer. Les gens de la campagne pouvaient se rendre à la ville, les gens des villes pouvaient se rendre à la campagne et l’on a fini par oublier ces voies ferrées qui conduisaient sur les plages du littoral. Que de voies ferrées, que de « petites gares » ont été ainsi désaffectées ! On voit dans les campagnes françaises des tunnels ferroviaires livrés aux ronces, des voies ferrées désarticulées ou d’autres encore transformées sur quelques kilomètres en « vélorails » pour permettre aux populations urbaines de goûter écologiquement à la beauté des paysages ! Les maires des petites communes ont été dépouillés de la plupart de leurs prérogatives et en voulant simplifier l’organisation territoriale, on a fabriqué l’échelon supplémentaire des communautés de communes, on a arraché aux départements, solidement ancrés dans les territoires, leur compétence générale et on a créé des régions immenses qui ne correspondent à aucune réalité identitaire. Bref, les territoires ruraux sont délaissés par les jeunes médecins parce que la République au cours des trente ou quarante dernières années a délaissé ces territoires. Telle est sans doute la raison profonde pour laquelle des mesures autoritaires à tonalité moralisante ne peuvent être que des emplâtres conjoncturels, qui ne sont pas à la hauteur des responsabilités structurelles de l’État. On aurait dû d’abord se poser la question simple de savoir pourquoi les jeunes qui jadis s’installaient en campagne ne le font plus ou le font trop peu. Leurs qualités humaines seraient-elles inférieures à celles de leurs aînés ? Si l’on envisage une forme de « remboursement du coût des études » sous forme d’une contribution citoyenne aux besoins du pays, ne faudrait-il pas alors étendre cette disposition à toutes les études supérieures effectuées dans des établissements publics en rétablissant un service « militaire » ou « national » ou « civique » pour toutes et tous ?

Car il aurait fallu aussi dans une république fraternelle, remercier d’abord les collectivités qui tentent d’attirer les jeunes en facilitant leurs conditions d’exercice professionnel et de vie personnelle, familiale, sociale. Ce sont ces jeunes qui, aujourd’hui, dans des territoires sous-dotés, en cabinet, ou dans des maisons de santé pluriprofessionnelles ou comme médecins salariés dans des centres de santé, montrent aujourd’hui la voie à suivre. Il faudrait recueillir leurs témoignages dans une vision plus globale des parcours coordonnés de soins, en lien avec les autres professionnels de santé. Il faudrait que la République montre enfin sa détermination à réfléchir de manière performative aux réformes à engager pour promouvoir plus de justice à l’égard de tous ses territoires et de toutes celles et tous ceux qui veulent encore croire à une authentique fraternité.

[1] Roger Gil, « Profession médecin aujourd’hui » 36, no 2 (2007): 189‑91.

[2] arrêté du 3 août 2023

[3] https://www.lequotidiendumedecin.fr/jeunes-medecins/installation/plus-de-5-000-carabins-francais-letranger-fait-quoi#:~:text=Roumanie%2C%20Belgique%2C%20Allemagne%2C%20Espagne,%C3%A9lus%20r%C3%AAvent%20de%20les%20rapatrier.

 

Le PDF peut être consulté en cliquant sur le lien suivant:

 Jeunes médecins en colère, 30 avril 2025 PDF