Un devoir de mémoire : Peter Buxtun et le scandale de Tuskegee
Roger Gil. Billet éthique, 2 août 2024, 138
On ne peut pas dire que le décès le 18 mai dernier, de Peter Buxtun ait beaucoup intéressé la presse française. Il s’est éteint à 86 ans, en Californie. Il est pourtant l’une des incarnations du « mouvement bioéthique » né dans la décennie 1970 au niveau du continent nord-américain et dont toutes les structures éthiques institutionnelles sont les héritières en France comme ailleurs. Ce sont essentiellement les medias anglo-saxons (CNN, The Washington Post[1], The New-York Times[2], The Guardian, The Independant, auxquels on peut ajouter The Times of Israël[3]) qui ont relayé l’information. Peter Buxtun fut la voix de la conscience morale en quête d’une éthique de la recherche scientifique quand il dénonça la terrible expérimentation de Tuskegee qui, soutenue au niveau fédéral[4], avait débuté en 1932 et avait recruté quelque 400 paysans noirs de l’Alabama, métayers, pour les enrôler dans une étude qui eut pour but de leur injecter la syphilis afin d’en étudier l’évolution dans ses différents cycles, secondaire et tertiaire, tout au long de la vie. Il faut dire qu’à cette époque il n’y avait aucune thérapeutique efficace (arsenic, mercure) à l’égard de cette maladie. Ce qui est aujourd’hui stupéfiant, c’est que la balance bénéfices-risques de ce « protocole de recherche sur des êtres humains » ne montrait aucun bénéfice pour ces personnes indemnes de la maladie et qui, de plus, furent exposées à en subir les terribles complications cardiaques, vasculaires, neurologiques en y ajoutant le risque de transmission de la maladie à leurs enfants. Le moins que l’on puisse dire est que le principe de non malfaisance ne fut pas respecté. Mais il y eut pire encore ! Quand en 1943-1944 la pénicilline permit enfin le traitement de la syphilis, ce traitement ne leur fut pas dispensé et les chercheurs laissèrent la maladie évoluer[5] afin que la visée scientifique de l’expérimentation ne soit pas sacrifiée. Ces personnes n’étaient pas considérées comme des malades, mais comme des objets d’expérimentation. Elles n’étaient manifestement que des « instruments » utilisés au service d’une démarche scientifique.
Peter Buxtun, dont le père était juif, avait fui la Tchécoslovaquie avant la Deuxième Guerre mondiale pour échapper aux persécutions antisémites. Employé comme enquêteur sur les maladies vénériennes par le service de Santé publique américain, il entendit par hasard un de ses collègues évoquer la recherche effectuée à Tuskegee. Il décida, sans doute en 1965, de se renseigner auprès du Centre des maladies transmissibles d’Atlanta[6]. C’est sans réticence que le Centre lui adressa les renseignements qu’il demandait. On peut penser que la réponse du Centre pouvait tenir à ce que Buxtun travaillait dans le service de Santé publique, mais on doit en outre noter que manifestement, cette recherche n’était pas réalisée sous le sceau du secret et qu’à priori elle n’avait pas fait l’objet de la moindre objection morale. Il faut à ce sujet rappeler que c’est à la suite de l’article de Beecher paru en 1966 dans le New England Journal of medicine [7] que le gouvernement fédéral américain créa en 1967 les « Institutional Review Boards », comités institutionnels chargés de l’évaluation de tout projet financé par le gouvernement fédéral américain[8]. La particularité de la recherche menée à Tuskegee est qu’elle avait débuté en 1932 et qu’elle était poursuivie sans que ses responsables ne remettent en question son acceptabilité morale
Peter Buxtun estima alors de son devoir d’alerter le responsable de la section des maladies vénériennes du Service de santé publique auquel il adressa une lettre en 1966 pour s’enquérir notamment des informations qui avaient été données aux sujets enrôlé dans l’étude. Il est convoqué à Atlanta où le ton change puisqu’il est réprimandé pour faire entrave à une recherche scientifique. A vrai dire un premier coup de semonce éthique avait émané l’année précédente (1965) d’un jeune cardiologue, le Dr Irwin J. Schatz qui, lisant un article dans le numéro de décembre 1964 de la revue Archives of Internal Medicine, relatant l’expérience de Tuskegee, écrivit à l’auteur de l’étude pour protester, mais il ne reçut aucune réponse[9].
Deux ans se passèrent, mais avec détermination, Peter Buxtun en novembre 1968 écrivit de nouveau au Service de la santé publique pour demander l’arrêt de l’étude. Sa requête fut ignorée. Bien plus le service de santé procéda en février 1969 à une évaluation par un panel d’experts qui ne fit pas d’objection à la poursuite de l’étude ! Au début des années 1970, Peter Buxtun qui avait quitté le service de santé publique pour faire du droit, alerta l’Associated Press, confia le dossier qu’il avait constitué à des journalistes et le scandale de Tuskegee fut révélé par le Washington Star du 24 juillet 1972[10] et par le New York Times du 26 juillet 1972[11].
Les consciences nord-américaines d’abord puis européennes furent ébranlées. Une commission d’enquête fut mise en place et fit cesser cette expérimentation. Le sénateur William Proxmire qualifia l’étude de « cauchemar moral et éthique »[12]. 74 des sujets enrôlés étaient alors encore en vie. 128 personnes étaient mortes de la syphilis ou de ses complications. D’autre part, 40 des conjointes des sujets de l’étude avaient été infectées et avaient donné naissance à 19 enfants atteints de syphilis congénitale. Rappelons que c’est en 1973 que le gouvernement fédéral américain créa la « Commission nationale pour la protection des êtres humains de la recherche biomédicale et comportementale ». Elle produisit le rapport Belmont qui établit les trois grands principes de la recherche sur l’être humain : le respect des personnes, la bienfaisance, la justice. Cette éthique « pratique » fut donc à l’origine nord-américaine. Le mouvement était ainsi lancé. La décennie 1970 vit aussi aux Etats-Unis la mise en place de cours d’éthique dans les écoles de médecine. L’Index Medicus qui est la principale source de bibliographie médicale ajouta l’entrée « éthique » qui permit de commencer à répertorier les publications médicales relevant de ce domaine nouveau.
Tuskegee fit ainsi partie de ces évènements qui ont soutenu et amplifié le développement du mouvement bioéthique. En 1997, alors qu’il restait cinq survivants, le président Bill Clinton fit des excuses publiques[13]. Il déclara notamment :
Aujourd’hui, l’Amérique se souvient des centaines d’hommes utilisés dans la recherche sans leur consentement. Nous nous souvenons d’eux et des membres de leurs familles, des hommes pauvres et afro-américains, sans ressources et avec peu d’alternatives. Ils pensaient avoir trouvé l’espoir lorsque le Service de santé publique des États-Unis leur a offert des soins médicaux gratuits. Ils ont été trahis.
Les médecins sont censés nous aider quand nous avons besoin de soins, mais même une fois qu’un remède a été découvert, ils se sont vu refuser toute aide et leur gouvernement leur a menti. Notre gouvernement est censé protéger les droits de ses citoyens ; leurs droits ont été bafoués. Quarante ans durant, des centaines d’hommes ont été trahis, ainsi que leurs femmes et leurs enfants, la communauté du comté de Macon, en Alabama, la ville de Tuskegee, sa belle université et la communauté afro-américaine dans son ensemble ont été trahies.
Le gouvernement des États-Unis a fait quelque chose de mal, de profondément, profondément, moralement mal. C’est un outrage à notre engagement en faveur de l’intégrité et de l’égalité pour tous nos citoyens.
Aux survivants, aux épouses et aux membres des familles, aux enfants et aux petits-enfants, je dis ce que vous savez : aucune puissance sur Terre ne peut vous rendre les vies perdues, la douleur endurée, les années de tourment et d’angoisse intérieure. Ce qui a été fait ne peut être défait. Mais nous pouvons mettre fin au silence. Nous pouvons cesser de détourner la tête. Nous pouvons vous regarder dans les yeux et dire enfin, au nom du peuple américain, que ce que le gouvernement des États-Unis a fait est honteux et que je suis désolé[14].
Le moins que l’on puisse dire est que Peter Buxtun joua par sa détermination un rôle décisif dans l’arrêt de cette triste expérimentation humaine. Il doit être considéré comme l’un des fondateurs de l’éthique scientifique. Il est décédé à 86 ans avec une maladie d’Alzheimer. C’est l’Associated press qui, fidèle à sa mémoire, annonça son décès. Son nom ne doit pas être oublié. Mais bien plus encore, son histoire doit être racontée et même enseignée. Car Peter Buxtun ne fut pas qu’un lanceur d’alerte. Il fut capable de rompre les impasses de l’obéissance aveugle, de manifester un droit humble et décisif, celui de penser et de le faire sans violence, mais avec une détermination sans faille. Il fait partie de ces êtres humains qui rassemblent de manière éphémère, mais fulgurante, la conscience de l’humanité.
[1] https://www.washingtonpost.com/obituaries/2024/07/16/peter-buxtun-dead-tuskegee-syphilis/
[2] https://www.nytimes.com/2024/07/18/us/peter-buxtun-dead.html
[3] https://fr.timesofisrael.com/deces-de-peter-buxtun-qui-avait-denonce-une-etude-medicale-cruelle-sur-les-hommes-afro-americains/
[4] L’étude avait en effet été menée sous la responsabilité du United States public Health Service.
[5] Voir pour plus de détails Roger Gil, Les grandes questions de bioéthique au XXIe siècle dans le débat public, Les chemins de l’éthique (Bordeaux: LEH éditions, 2018), en particulier pages 51-55.
[6] devenu le Centre national américain pour le contrôle et la prévention des maladies (Center for Disease Control and Prevention : CDC) : le Centre partageait le contrôle de l’étude avec le service de Santé publique. https://www.usa.gov/agencies/centers-for-disease-control-and-prevention
[7] et qui colligea plus d’une vingtaine de travaux scientifiques qu’il considéra comme non acceptables sur le plan éthique comme l’injection de cellules cancéreuses à des individus âgés et « séniles » placés en institution, ou encore l’injection du virus de l’hépatite B à une population d’handicapés mentaux : H. K. Beecher, « Ethics and Clinical Research », The New England Journal of Medicine 274, no 24 (16 juin 1966): 1354‑60, https://doi.org/10.1056/NEJM196606162742405.
[8] Il est intéressant de noter que dans la même ouverture du gouvernement fédéral aux problèmes de santé sont mis en place en 1965 des programmes Medicare et Medicaid destinés à permettre les soins des personnes âgées pour le premier, des personnes démunies pour le second.
[9] https://alumniassociation.mayo.edu/obituaries/irwin-j-schatz-m-d-i-61/
[10] https://calendar.eji.org/racial-injustice/jul/24
[11] https://www.nytimes.com/1972/07/26/archives/syphilis-victims-in-us-study-went-untreated-for-40-years-syphilis.html
[12] Sénateur démocrate, il était membre de la Commission sénatoriale surveillant les budgets alloués à la Santé publique : L’étude avait en effet été menée sous la responsabilité du United States public Health Service.
[13] Rousselot Fabrice, Libération, 19 mai 1997, http://www.liberation.fr/planete/1997/05/19/cobayes-humains-les-excuses-de-clinton-de-1932-a-1972-400-noirs-ont-ete-prives-de-soins-pour-des-etu_205151: « Outre les cinq survivants de l’expérience présents à Washington, trois autres qui n’avaient pas pu se déplacer, ont regardé l’allocution présidentielle depuis Tuskegee, dans une salle où avait été installé un écran géant. Devant Bill Clinton, Herman Shaw, 94 ans, a mis plusieurs minutes à trouver ses mots. «Les blessures qui nous ont été infligées ne pourront jamais se refermer, a-t-il dit, mais selon moi, il n’est jamais trop tard pour travailler à la restauration de la foi et de la confiance.» Durant la cérémonie, Bill Clinton a annoncé la création à l’université de Tuskegee, d’un centre de bioéthique conçu comme un mémorial des victimes de Tuskegee. En 1972, le gouvernement avait payé 10 millions de dollars de compensation aux familles ».
[14] https://www.learningforjustice.org/classroom-resources/texts/bill-clinton-apologizes-for-tuskegee-experiment