Douleur, souffrance et conscience

Douleur, souffrance et conscience

Roger Gil; Billet éthique, 5 décembre 2024, 150

      La douleur a une fonction d’alarme, avertissant l’individu d’une menace à son intégrité corporelle. Mais quand elle devient trop intense et trop durable, elle perd cette fonction salvatrice pour aliéner l’individu, dont le cerveau, assiégé par des messages douloureux, devient indisponible à toute autre chose que le souffrir[1]. Et c’est ainsi que l’on passe du concept de douleur-information, ou de douleur-alerte, ou de douleur-signal, à la souffrance qui aliène l’individu. La douleur devient ainsi une véritable maladie et tout doit être fait pour la combattre. Il s’agit d’une exigence éthique. Mais pour que la douleur de l’Autre suscite notre attention, est-il nécessaire qu’il ait conscience de souffrir ? Le fœtus, dès la 18e semaine de gestation, réagit par des réponses circulatoires à des stimulations douloureuses. On peut les détecter par échographie. Mais ces douleurs parviennent-elles à sa conscience alors même que les fibres nerveuses n’ont pas encore atteint le cortex cérébral, ce qu’elles feraient entre la 23e et la 28e semaine de gestation ? À l’autre bout de la vie, si on réfléchit aux personnes atteintes de maladies neurodégénératives dont la plus connue est la maladie d’Alzheimer,  pourrait-on négliger leurs douleurs parce que l’atteinte de leur mémoire abolirait au fur et à mesure, tout souvenir douloureux. Ne confond-on pas, dans une vision sommaire de la maladie d’Alzheimer, le déficit du rappel volontaire et explicite des souvenirs avec leur résurgence inopinée dans un contexte émotionnel où des bribes du passé peuvent surgir avec fulgurance ? Ne serait-on pas aussi tenté de penser que l’altération de la conscience d’être malade[2] obscurcirait le vécu douloureux des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer? Une douleur reste-t-elle une douleur, si elle ne se relie pas à une histoire et si, oubliée, elle n’est plus l’objet d’une anticipation craintive ? Et que dire de la perception douloureuse des malades comateux ? Ainsi, en insistant, et à juste titre, sur les mécanismes et les connexions neuronales qui pourraient sous-tendre l’accès à la prise de conscience de la douleur, on peut en venir à exiger que ces mécanismes et que ces connexions neuronales soient intègres ou soient constituées pour admettre l’existence d’une capacité à souffrir. Ainsi en insistant, et à juste titre, sur les liens qui unissent l’expérience douloureuse à la mémoire explicite, on peut en venir à minimiser la capacité à souffrir au nom d’une altération de la mémoire. Doit-on fonder la notion de souffrance sur des bases hypothético-déductives ou doit-on se laisser interroger sur ses fondements émotionnels et sur des comportements observables. Le comportement douloureux de l’Autre est douleur dans la mesure aussi où il renvoie celui qui en est le témoin à sa propre expérience de la douleur et que du même coup, il invite à la compassion. Ce qui manque à la conscience du sujet comateux, du fœtus, du nouveau-né, de l’enfant, de la personne atteinte d’Alzheimer, interroge la conscience du témoin d’autant plus qu’il se laisse émouvoir. La douleur de l’Autre est d’abord faite de plaintes, de gémissements, de mouvements ou de frémissements, de tensions ou de pétrification. Cette douleur existe et fait violence à un être, quelles que soient les supputations qui peuvent être faites sur ce que pourrait être la douleur amputée totalement ou partiellement de la conscience réflexive ou de la mémoire. La neuro-imagerie moderne montre un large chevauchement entre les zones cérébrales qui s’activent chez le sujet douloureux et les zones cérébrales qui s’activent chez le sujet témoin d’une douleur chez autrui. La nature a ainsi doté l’être humain des capacités nécessaires pour déployer son empathie, à condition qu’on ne la laisse pas s’étouffer par des arguments d’une rationalité sommaire. Car l’humanité de l’Autre se bâtit aussi dans la souffrance partagée et dans le statut qui est issu de ce partage.

[1]  Roger Gil « Neuropsychologie de la douleur et de la souffrance » in Neuropsychologie, 8° édition, Elsevier-Masson, Paris, 2024 ; et Roger Gil et Michel Wager, Traité pratique de Neuropsychologie clinique de l’adulte ; Elsevier-Masson, Paris, 2021.

[2] que l’on appelle anosognosie

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